Scène

Five Kings : Et nous tombâmes

Cinq vrais rois moyenâgeux, une pièce jamais terminée d’un génie américain et l’aura du Barde: la table est mise pour assister à notre descente vers le chaos.

Les cinq souverains, ce sont ceux de Richard IIHenry IV (1re et 2e parties), Henry VHenry VI (1re, 2e et 3e parties) et Richard III de William Shakespeare. Des 256 personnages réunis au total, Five Kings n’en retient que 34, joués par 13 acteurs. Comment en arrive-t-on à s’attaquer à quelque chose d’aussi immense, créé par le maître ultime du théâtre? En faisant œuvre de poète, selon Olivier Kemeid.

«La genèse remonte à plusieurs années. Patrice Dubois a mis la main sur le collage d’Orson Welles lors de la création d’un spectacle solo sur sa vie. Five Kings, datant de 1939, c’est à peu près la moitié de ce que Welles voulait faire. C’était un échec absolu! Les gens trouvaient que le montage était un outrage à l’œuvre de Shakespeare», relate le dramaturge. L’œuvre de Welles est restée inachevée, ce qui pose les jalons pour la création de Kemeid.

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Photo : Claude Gagnon

«Patrice m’est arrivé avec ça en me disant: “Je crois qu’il y a quelque chose à faire, mais je ne sais pas quoi; on traduit? on complète?”. Le cycle des rois de Shakespeare, ce sont des milliers de pages, juste lire ça, ça m’a pris un an! On a eu l’idée de ne pas faire une adaptation classique, mais plutôt de s’inspirer du cycle original pour écrire ma vision.»

Olivier Kemeid est conscient du défi qu’il s’est imposé: «C’est le plus gros projet d’écriture de ma vie. C’est l’œuvre la plus commentée après la Bible. On n’a pas assez d’une vie pour lire tous les commentaires! Il faut accepter d’avoir un savoir limité et de faire son propre chemin. Ça s’est fait sur plusieurs années, des ateliers, des résidences. Je n’avais pas envie de tomber dans une espèce de reconstitution. Ce qui était très important pour moi, c’est que le public n’ait pas à connaître ni l’œuvre de William Shakespeare ni les rois pour comprendre l’histoire. Je voulais une accessibilité totale.»

Le temps comme personnage

Olivier Kemeid et le metteur en scène, Frédéric Dubois, se sont amusés à replacer l’action dans une époque plus contemporaine (de 1960 à nos jours). «Il fallait quand même, dans ma pièce que je voulais atemporelle, qu’il y ait un passage du temps, explique Olivier. C’est une pièce épique, une saga familiale; pour Shakespeare, le temps est un personnage, il fallait l’inscrire avec ce demi-siècle qui passe pour faire comprendre l’écart entre les générations.»

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Photo : Claude Gagnon

Quand Frédéric a eu entre les mains le texte d’Olivier, une brique de 350 pages, il a dû «l’éclairer le mieux possible». «Ce qui m’a sauvé la vie, raconte-t-il, c’est l’idée d’une trame qui avance dans cinq époques. Cinq axes pour faire marcher la grande histoire.» Sur un plateau très épuré, l’action se joue souvent en duel, en confrontation; le temps passe grâce aux éclairages, aux costumes, à ce qui est suggéré, pour laisser toute la place aux personnages «plus grands que nature», à la lente déchéance qui se déroule sous nos yeux.

Théâtre annonciateur

De la première phrase de Richard II, qui lance à peu près «je viens de déclencher quelque chose», à la dernière de Cecilia, qui s’interroge sur comment on en est arrivés là, se déploie une grande fresque où s’entrecoupent la petite et la grande histoire. «Par exemple, Richard III, c’est aujourd’hui, c’est l’époque de la politique-spectacle, présente Frédéric. C’est le chef de communications le plus hot au monde: il nous dit qu’il va tuer tout le monde et on le laisse faire!»

crédit : Claude Gagnom
Photo : Claude Gagnon

«Je voulais décrire des mécanismes de pouvoir qui étaient valables au Moyen Âge, mais qui le seront encore certainement dans 100 ans», expose Olivier. Et c’est ainsi que le public reconnaît ses politiciens dans les personnages, alors qu’ils ne sont pas forcément écrits ainsi. «Plus je laisse les portes ouvertes, plus le public peut greffer le masque de ses propres situations. Je ne prends pas le crédit: c’est la force de l’essence shakespearienne.»

«On a le temps des pères, celui des poètes, celui des héros, des bouffons et maintenant des barbares, ajoute Frédéric. On va raconter l’histoire de nos pères jusqu’à nous; voici les constats qu’on fait du passage d’une génération à l’autre. Oui, le constat est sombre, mais on en est là. On ne pose pas de jugement. Le sous-titre de la pièce, c’est notre chute commune à nous tous.»

Du 12 septembre au 7 octobre
Au Théâtre Le Trident