Scène

À te regarder, ils s’habitueront : Un théâtre enfin moins blanc

Il faudra s’habituer. À voir des comédiens «issus de la diversité» sur nos scènes trop blanches. À ne plus faire un théâtre qui raconte notre société en les excluant. Voilà ce que tentent plus ou moins péniblement de dire les six metteurs en scène réunis par Olivier Kemeid et Mani Soleymanlou sur la scène du Quat’Sous. Un spectacle inégal, qu’on aurait souhaité plus profond.

Longtemps, le théâtre québécois s’est donné la mission de défendre et d’affirmer le fait français en Amérique, inventant un théâtre culturellement distinct des canons européens et anglo-saxons. Mais ce théâtre bien de chez nous, même s’il se voulait fédérateur, a fait des exclus qui revendiquent aujourd’hui l’accès à ses scènes. Qu’il en soit ainsi. Dans un Québec pluraliste où le francophone, qui se pensait victime ou même colonisé, prend conscience du tort qu’il a lui-même pu faire à l’Autochtone ou à l’immigrant, il est temps que se produise un renversement sur nos scènes.

Le début d’un temps nouveau

Rien de mieux que la réunion d’une dizaine d’acteurs de la diversité, presque tous des «minorités visibles», pour marquer le début d’un temps nouveau et enclencher un dialogue avec le passé. C’est la promesse que faisait le spectacle À te regarder, ils s’habitueront, proposant de soumettre certaines de nos grandes œuvres à des réinterprétations par ces artistes «minoritaires», ceux que le regard des autres enferme à répétition dans leur différence. Or, dialogues et perspectives multiples du Québec actuel sont finalement peu présents dans ce spectacle en forme de patchwork, dont les ficelles sont trop apparentes, dont le propos est trop souvent anecdotique et dont le militantisme est parfois peu nourri.

photo David Ospina
photo David Ospina

On aurait par exemple aimé voir, dans la conversation entre Igor Ovadis et Fayolle Jean qui ouvre le spectacle, autre chose qu’une discussion sympathique et taquine au sujet de leur arrivée au Québec et des souvenirs diffus de leurs pays d’origine. Mais leur badinage mis en scène par la cinéaste Chloé Robichaud, censé prendre appui sur le film Pour la suite du monde, de Michel Brault et Pierre Perreault, n’ose jamais poser des questions de fond, ni sur le monde ouvrier que ce film portraiture et que les comédiens d’origine russe et haïtienne ont aussi observé dans leurs pays respectifs, ni sur les textures locales de la langue, qu’ils se contentent d’écouter d’une oreille amusée en semblant vaguement s’y reconnaître.

Tentant de tisser des parallèles entre le manifeste du FLQ et ses réflexions personnelles sur la quête d’indépendance de la Catalogne, la comédienne d’origine espagnole Emma Gomez se place dans une position vertigineuse et n’exprime au final qu’une sorte d’écartèlement. Un manque de prise sur la question qui aboutit dans une réflexion mi-figue mi-raisin. Voilà qui est certainement fidèle au vertige de plusieurs Espagnols et de plusieurs Québécois devant un nationalisme encore défendu à une époque qui ne lui sied guère. Une scène néanmoins peu féconde, malgré la belle sobriété favorisée par la metteure en scène Nini Bélanger, qui offre ici un bel espace de parole à cette comédienne à la présence énergique, absolument méconnue, qu’on espère revoir sur une autre scène sous peu.

La diversité des formes

photo David Ospina
photo David Ospina

Le metteur en scène Dave Jenniss a préféré un autre ton, proposant aux spectateurs de constater le ridicule à travers lequel les Autochtones sont trop souvent caricaturés dans nos fictions: saouls et grossiers au possible. Mais la démonstration, sans équivoque, a le défaut de ses qualités et risque de renforcer encore plus les clichés.

Plus tard, dans une superbe chorégraphie de Mélanie Demers, les danseurs Jacques Poulin-Denis et Angie Cheng se séduisent et s’émancipent de leur statut de «minorités»: lui qui danse malgré une jambe amputée, assumant fièrement sa prothèse; elle qui s’affirme forte et élégante, loin des clichés asiatiques dans lesquels une certaine danse pourrait la confiner. Une ode à la diversité dans l’adversité, simple et belle, dansée sur Câline de blues, de Gerry Boulet. D’accord, on vient de toucher quelque chose.

Quelque chose de frontal

Le spectacle marque toutefois ses meilleurs coups avec deux duos percutants: dans le coin gauche les cousines Leïla Thibault-Louchem et Ines Talbi; dans le coin droit la comédienne Olivia Palacci et le rappeur Obia le chef. Dans leurs numéros respectivement mis en scène par le cinéaste Bachir Bensaddek et le metteur en scène Jean-Simon Traversy, la critique sociale se fait plus cinglante et plus frontale, sous des dehors comiques qui ajoutent une couche de dénonciation par l’absurde.

photo David Ospina
photo David Ospina

Les premières rejouent le discours de Parizeau en 1995, le visage maquillé de blanc, cachant toutes traces des origines maghrébines de leurs parents. Une image forte, dénonciatrice d’un monde politique uniforme comme d’un milieu théâtral homogène. Un clin d’œil ironique à la polémique du blackface au Théâtre du Rideau Vert. Bien joué.

Les seconds concluent la soirée par un hilarant rap battle. La comédienne d’origine belge et le rappeur d’origine haïtienne s’insultent à qui mieux mieux, jouant à «ma diversité est meilleure que la tienne» et invectivant au passage le public désespérément blanc et bourgeois du théâtre francophone. Plus militant, tout en se moquant des excès de ce militantisme, cette conclusion du spectacle agit comme une onde de choc et pose, sans en avoir l’air, les bonnes questions. On en aurait pris davantage.

Déplorons tout de même que ce spectacle n’offre pas au final de dialogue fertile entre les artistes de la diversité et de grandes œuvres québécoises, se contentant généralement de les effleurer. Alors que ce filon paraissait fort riche, il n’aura été que parasitaire la plupart du temps, dans un spectacle pour le moins dépeigné, duquel ne se dégage pas assez de cohérence et dont les morceaux s’enchaînent sans toujours se faire écho.

Jusqu’au 30 septembre au Quat’Sous