Scène

Vian et son Schmürz

Le Théâtre Denise-Pelletier commence sa saison en force avec une pièce de Boris Vian, Les bâtisseurs d’empire ou le Schmürz. Zoom sur ce personnage mystérieux, un des plus connus du répertoire de l’auteur français…

C’est l’un de ses derniers textes. Boris Vian rédige en effet Les bâtisseurs d’empire ou le Schmürz peu avant sa mort en 1959. Tendant vers l’absurde, la pièce met en scène une famille et sa bonne, dont les conversations sont un peu gênées par un bruit sourd et diffus; ce bruit, c’est le Schmürz. Un personnage vêtu de lambeaux qui renvoie peut-être à la guerre, ou à la société dehors, et qui reçoit des coups quand un membre de la famille parle. Mais personne ne semble le voir pour autant. En attendant, la famille déménage à répétition pour tenter de fuir ce bruit dérangeant… C’est ce texte à l’humour étrange que le Théâtre Denise-Pelletier a choisi pour accueillir ses spectateurs après la période estivale – un beau choix audacieux. Claude Poissant, le directeur du théâtre d’Hochelaga, a fait appel au touche-à-tout Michel-Maxime Legault pour la mise en scène. «Des projets où on me propose ça, c’est comme un cadeau. Je n’ai pas à m’occuper de l’administration, etc., juste à me concentrer sur la mise en scène de la pièce, confie le jeune comédien. Je connaissais un peu le répertoire de Boris Vian, mais je n’avais jamais lu Les bâtisseurs d’empire.»

Cette pièce, il se l’approprie rapidement et opte pour une mise en scène très humaine, dans laquelle il a préféré garder une certaine intemporalité malgré son contexte d’écriture: «Si on commençait à faire des allusions à la guerre d’Algérie, ça n’allait pas résonner pour les jeunes d’aujourd’hui. Les gens qui ont le bagage de connaissances sur le contexte de la pièce vont comprendre certaines références, politiques notamment, mais les plus jeunes qui ne l’auront pas ne vont rien perdre pour autant.» Au milieu de tout ça, il y a le Schmürz, créature intemporelle. Pour créer ce néologisme, Vian se serait inspiré du mot allemand schmerz, qui signifie «douleur» – un penchant pour les sonorités germaniques qui lui vient de sa seconde épouse Ursula, Suissesse alémanique. Le Schmürz, c’est le côté noir de chacun, ce qui nous rend mal à l’aise, ce que nous refoulons au fond de nous-mêmes. En fait, chacun a son propre Schmürz. «Pour Vian, il est lié à son angoisse de la guerre, toujours présente. Il avait aussi une angoisse par rapport à l’artiste…»

Humour et musique

On peut aussi apprivoiser son Schmürz. C’est le cas de Zénobie, l’adolescente de la famille bourgeoise des Bâtisseurs d’empire, qui prend conscience de la présence du mystérieux personnage. «Les jeunes, comme Zénobie, ont de l’espoir, ils disent qu’ils ne feront pas comme leurs parents, leurs prédécesseurs, indique Michel-Maxime. Ils pensent qu’ils peuvent changer les choses, avancer… Et les parents en face ont une certaine lucidité, et leur disent de ne pas perdre leur temps car eux ont déjà essayé.» Vian, un auteur à connaître absolument selon le metteur en scène «pour son certain regard sur les choses, son urgence de vivre…» Si l’auteur de L’écume des jours est un des piliers de la littérature française, Michel-Maxime Legault a tenu à effacer l’accent d’outre-Atlantique chez ses comédiens. «Je ne voulais pas d’un côté franchouillard dans la pièce…» De même qu’elle est intemporelle, sa mise en scène a aussi un cadrage géographique très flou, et donc universel.

Michel-Maxime Legault, photo : Hugo B. Lefort
Michel-Maxime Legault, photo : Hugo B. Lefort

Au début de la pièce, l’humour doit dominer. Mais plus on avance et plus la gravité s’installe. «C’est une comédie qui devient tragédie. Car on doit se conscientiser, se poser des questions sur notre humanité, analyse le metteur en scène. Le rire permet l’entrée du spectateur dans la pièce, dans le sujet. On rallie les gens par l’humour…» Rallier les gens par l’humour, mais aussi par la musique. Legault, diplômé en piano classique, a ainsi décidé d’intégrer quelques chansons de Vian dans la pièce. Les joyeux bouchers, La java des bombes atomiques… «Mais sans en faire une comédie musicale! C’est plutôt l’occasion de faire entendre le répertoire de chansons de Vian, que souvent les gens ne connaissent pas.» Au-delà des chansons, la musicalité aide beaucoup le pianiste dans ses mises en scène, et il indique construire ses pièces comme des partitions: «Entre la musique et le théâtre, il y a une familiarité dans le rythme, la respiration…»

Touche-à-tout

À la distribution des Bâtisseurs d’empire, Olivier Aubin (le voisin), Josée Deschênes (la mère), Marie-Pier Labrecque (Zénobie), Gabriel Sabourin (le père), Sasha Samar (le Schmürz) et Marie-Ève Trudel (la bonne). «Je voulais regrouper des artistes qui m’inspirent énormément. J’aime le travail d’équipe, j’aime que les concepteurs donnent aussi leurs idées et questions sur la pièce. C’est le fruit d’un vrai travail collectif», assure Michel-Maxime Legault. En attendant, il planche sur sa prochaine pièce, Savoir compter, de Marianne Dansereau, qui prendra l’affiche début novembre au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui. Entre théâtre absurde, classique ou underground, le metteur en scène navigue entre les genres. «Aujourd’hui, je n’ai pas envie de choisir, justifie Legault. J’ai envie de faire de tout, d’être polyvalent. Alors évidemment, c’est parfois compliqué quand les gens veulent nommer mon travail… Mais ma démarche s’affine en vieillissant.»

S’il jongle avec les styles, Michel-Maxime Legault fait de même avec les disciplines: metteur en scène et acteur, il est également professeur d’interprétation, et essaie de garder un équilibre entre ses trois métiers. Et puis il y a sa compagnie, celle du Théâtre de la Marée Haute, qui l’accompagne depuis 10 ans. «Elle me donne plus de liberté de création, pour des projets plus personnels…» Son Schmürz à lui, c’est sans doute l’ennui.

Les bâtisseurs d’empire ou le Schmürz
du 27 septembre au 21 octobre
Théâtre Denise-Pelletier