Parce qu’elle est partie à la recherche d’une solution de rechange à son glucomètre, un outil peu convivial qu’elle doit utiliser laborieusement chaque jour en tant que diabétique, Dominique Leclerc rencontre biohackers et autres geeks transhumanistes depuis 2013. À Berlin, d’où vient son copain journaliste (Dennis Kastrup) et où se concentre une grosse communauté de cyborgs n’hésitant pas à augmenter leurs corps par des micro-technologies, elle pénètre un monde fascinant. Le spectacle Post Humains retrace son parcours et les questionnements qui ont émergé au fil du temps, la mettant en scène avec son amoureux entre Berlin, Montréal et la Silicon Valley, dans une autofiction pas comme les autres.
Propulsés tous deux dans une soudaine passion pour l’univers des biohackers, ils passeront du scepticisme à l’enthousiasme, puis à la décision concertée de s’implanter dans la main une puce RFID, conscient de tous les aspects de la question après avoir fait cette vaste recherche de terrain. Une quête passionnante, qui pose toutes les bonnes questions, passant en un tournemain de la philosophie à la bioéthique en se demandant surtout, dans la saine critique d’un capitalisme auquel ces technologies sont inévitablement assujetties, qui aura un jour le contrôle sur nos corps améliorés.
Le travail de Dominique Leclerc, à priori proche des formes documentaires américaines dans lesquelles la recherche est sublimée par le travail de l’acteur (ici le comédien Didier Lucien qui joue le rôle des biohackers et des autres spécialistes interviewés), se rapproche en partie de celui d’Annabel Soutar, la grande prêtresse du théâtre documentaire montréalais. Mais il s’en distancie aussi en privilégiant, comme le font plus souvent les artistes de théâtre documentaire européen comme Stefan Kaegi et Milo Rau, une exposition plus directe des sources documentaires, ici des vidéos filmées à la bonne franquette dans un congrès de biohackers et de transhumanistes à Dusseldörf.
Un choix judicieux: ce mélange des deux esthétiques s’avère très cohérent, en parfaite adéquation avec son sujet. À mesure que l’enquête de Dominique évoque une plus grande complexité technologique et se rapproche d’une meilleure compréhension des modifications corporelles, le spectacle accentue la cohabitation de la présence humaine et de la vidéo, ajoutant aussi des séquences visuelles construites par design génératif (le travail saisissant de la vidéaste Caddie Desbiens).
Dans une époque très féconde en théâtre documentaire sur la scène montréalaise, Dominique Leclerc et sa co-metteure en scène Edith Patenaude font ainsi un pas vers une forme nouvelle, qui prend en compte les méthodes canoniques du genre mais qui les font évoluer de belle façon, multipliant les outils théâtraux de vulgarisation et, surtout, de transmission de la forte émotion et de la forte passion que suscitent ce genre de recherche documentaire autofictionnelle. Pas de doute, cette forme arrive à des résultats plus probants que le journalisme, limité dans ses formats et dans le temps dont son consommateur dispose ou est prêt à lui accorder. Ici, l’approche de Leclerc et Patenaude, tout à fait polyphonique, témoigne bien de la multidimensionnalité du sujet, placé aux confins de la science, de la technologie, de la biologie et de la psychologie.
Rappelons qu’avant eux, Maxime Carbonneau et Laurence Dauphinais ont aussi mis la table avec leur spectacle Siri, autofiction documentaire sur l’intelligence artificielle, dont la mise en scène travaillait en partie la même dualité entre la présence humaine et une technologie invasive, utilisant aussi écrans et projections diverses.
Or, pas de surprise ici, le théâtre est le lieu de prédilection pour aborder ces enjeux. Espace charnel où l’humain, de toute sa qualité de présence et de toute sa physicalité, s’offre au regard du spectateur, la scène de théâtre est aussi un lieu d’expérimentation technologique où le corps, dans toute son imperfection, est sublimé par la technique. Sur la scène d’une salle à l’italienne, ce corps imparfait que les transhumanistes cherchent à parfaire et à améliorer a toujours été vivement exposé aux innovations techniques. Il a toujours été engagé dans un étrange ballet où se confondent la vie qui bat et le désir de se figer dans une image, dans une version sublimée, améliorée et poétique de soi.
Qu’il en soit ainsi. L’homme cherchera toujours à se bonifier et à embrasser le progrès. Dominique Leclerc finit par faire ce constat et à adhérer en partie à l’enthousiasme des biohackers qui croisent sa route. Mais son spectacle, qui fait toujours dans la nuance et qui ne tourne jamais les coins ronds, ne confond pas enthousiasme avec jovialisme, cultivant sainement le doute et invitant son spectateur à faire de même. On en veut encore.
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Jusqu’au 14 octobre à Espace Libre (En reprise du 30 janvier au 9 février 2019)