Dans la solitude des champs de coton : L’ultime confrontation
Deux hommes au cœur de la nuit qui ne veulent «rien céder de soi». Ainsi Brigitte Haentjens décrit Dans la solitude des champs de coton, l’inflexible joute verbale de Bernard-Marie Koltès qu’elle met en scène avec ses vieux complices Sébastien Ricard et Hugues Frenette. Un événement.
Brigitte Haentjens n’est pas vraiment une pessimiste. Une artiste inquiète de l’état du monde, certes. Mais une femme rieuse, une bonne vivante, une femme de théâtre qui aime la grande littérature et qui est encore capable de poser sur elle l’œil vif et émerveillé des premières fois. C’est peut-être pour ça qu’elle a mis du temps avant de remarquer le profond désespoir de Koltès, du moins celui qui habite chaque phrase de Dans la solitude des champs de coton. «Je suis parfois lente, rigole-t-elle. Mais, désormais, je ne vois que ça. Ces personnages se confrontent dans un refus violent et catégorique. Et en même temps, chose fascinante, leur refus est mystérieux et sensuel; c’est un refus qui s’incline vers l’autre, qui penche vers l’attachement.»
Voilà qui dit tout. Violence et désir se toisent sans relâche dans ce face-à-face entre un dealer et un client, réunis dans un lieu sombre pour une transaction qui n’aura jamais vraiment lieu. Sans interruption, ils parleront, en longs et denses monologues. Dans une langue étrange et sublime, aussi sophistiquée que syntaxiquement accidentée, ils épuiseront la parole comme on décharge une arme. Une véritable musique, une langue unique, qui invite à un théâtre verbal de haute voltige.
C’est Sébastien Ricard, en compagnie de son vieil ami Hugues Frenette, qui s’y colle. «Pour moi, dit-il, ce texte est comme un refus de continuer dans ce monde tel qu’il est. Il y a une dimension prophétique dans ce texte, qui affirme que ce n’est plus possible, que le deal n’aura pas lieu car le capitalisme a tout épuisé, que le vivre-ensemble n’aura pas lieu parce que la démocratie a échoué, que la baise n’adviendra pas parce que les corps ne savent plus comment faire. À tous les niveaux, c’est un refus qui prend des proportions gigantesques.»
Koltès pour dompter la violence du monde
C’est la troisième fois que Brigitte Haentjens se mesure à l’écriture vertigineuse de Koltès. Deux fois plutôt qu’une, elle a ausculté la partition musclée de La nuit juste avant les forêts – la première fois avec James Hyndman en 1999, la deuxième en 2010 avec Sébastien Ricard. Le monologue combatif dans lequel Koltès crache une certaine haine de la France, imaginant un personnage d’étranger qui a la rage chevillée au corps, est une épreuve quasi sportive pour l’acteur, une course de mots dont l’intensité ne s’essouffle jamais. Dans la solitude des champs de coton est taillée dans ce même roc.
«C’est incroyable, la musicalité de cette langue-là, s’enthousiasme Sébastien Ricard. C’est très bien écrit, mais quelque chose vient constamment dynamiter l’académisme du français; une force subtile vient contaminer la langue.»
«C’est comme si la langue était inoculée par un virus», poursuit Brigitte Haentjens.
Pour s’y mesurer, Ricard et Frenette s’attardent beaucoup à la ponctuation. Chaque virgule compte. «On peut rien relâcher, dit-il. Ça demande une vigilance de tous les instants. Une qualité de présence infaillible.»
Un combat charnel
Dans la solitude des champs de coton est un «refus» ou un «combat», certes. Mais c’est aussi une pièce de désir ardent, le client et le deader se désirant profondément même s’ils expriment surtout leur violent refus. Chacun désire ce que l’autre possède, convoite chez l’autre un monde de possibles. Un paradoxe puissant, qui impose au metteur en scène et aux acteurs de marcher sur un territoire glissant, dans l’écartèlement continuel.
La chose est indéniablement charnelle. «Je pense que Koltès voulait éviter que cette pièce soit perçue comme un ballet homoérotique, dit pourtant Brigitte Haentjens. Nous n’irons pas fermement sur le territoire sexuel, mais c’est inévitable de travailler la dimension charnelle, de travailler en tout cas physiquement des points de contact entre les corps. De toute façon, c’est ce qui jaillit naturellement en répétition, et je me mets à l’écoute de ça.»
Dans l’arrière-plan de la création trône d’ailleurs discrètement l’œuvre de Rodrigue Jean, notamment son plus récent long métrage L’amour au temps de la guerre civile, avec ses scènes crues et viscérales de sexe triste au masculin.
«Pour nous, conclut Brigitte Haentjens, il reste aussi une part de mystère, d’émotions secrètes, qu’on ne sait pas définir, des propos qui nous échappent. Koltès avance masqué. Des pépites se libèrent à petites doses. C’est un alchimiste de la parole.»
Du 24 au 27 mai 2018
Caserne Dalhousie
(Dans le cadre du Carrefour international de théâtre de Québec)