Dans la solitude des champs de coton : Délier la langue
Scène

Dans la solitude des champs de coton : Délier la langue

D’abord, il y a l’arène. C’est ici que tout va se jouer, au crépuscule des choses et des êtres, des jours et du temps; un lieu aussi imprécis que la langue de Koltès est juste, clinique. Dans une ruelle, un cul-de-sac comme il y en a mille, deux hommes s’entrechoquent dans la violence de temps immémoriaux où l’un doit quelque chose à l’autre, où une transaction doit s’opérer pour garder sans heurt la suite du monde. Chez Bernard-Marie Koltès, ce qui semble de prime abord simple se révèle toujours d’une criante complexité, parce que la langue est complexe et chez lui, tout est langage.

La salle est vaste: gravier au sol, plafond haut. En son centre, deux rangées de sièges se font face, séparées par ce qui sera le lieu du duel, d’où jaillira la langue. Cette arène, donc, nous est d’abord impénétrable. Une cage rouge et suspendue encercle ce théâtre dans le théâtre, les spectateurs s’agglutinent çà et là, attendant de prendre place. Cette attente en rappelle une autre, celle de ceux qui ont assisté à la proposition de ce même texte du metteur en scène français Roland Auzet, jouée au Prospero à l’automne 2016. Ce dernier avait décidé de commencer sa pièce extra-muros, dans le stationnement adjacent au théâtre de la rue Ontario. Là encore, les spectateurs attendaient, ensemble, l’acte théâtral. Une musique industrielle et inquiétante résonne dans l’enceinte du théâtre, la cage se lève, on prend place, alors là, et seulement là, la rencontre – ou la fracture – peut avoir lieu.

photo Jean-Francois Hetu
photo Jean-Francois Hetu

L’histoire est simple. La nuit tombante, un dealer interpelle un client sur une rue déserte. Cette rencontre est à la fois le point de départ et le point de chute du texte de Koltès, texte légendaire s’il en est un. Ce n’était pas la première fois que Brigitte Haentjens et Sébastien Ricard se colletaillaient au dramaturge français. En 2013, Ricard interprétait le solo La nuit avant les forêts, mis en scène aussi par Brigitte Haentjens. Ici dans le rôle du client, Ricard livre une performance expéditive, jouant l’urgence du texte à l’extrême au risque parfois de perde quelques tournures, détaillant un «client» d’abord inquiet et suspicieux, parfois proche de la folie, avant de reprendre peu à peu convenance et conviction. Cette fois-ci, il donne la réplique à Hugues Frenette qui campe un dealer imperturbable au départ, dont la confiance s’effritera lentement, face aux charges soutenues de Ricard.

Dans le geste, Haentjens place rapidement sa pièce sous l’enseigne de la confrontation: la représentation s’ouvre sur une empoignade entre les deux hommes, avant même la première réplique. Tantôt Ricard rampera vers Frenette, tantôt Frenette pourchassera Ricard comme le font ces catcheurs au centre du ring. Mais la réelle lutte se pratique par la parole, à même le texte de Koltès, brillant et lucide. Dans sa façon d’intellectualiser chaque fait et geste du commerce pour tenter de comprendre ce qu’on perd à être des hommes, ce qu’on perd dans l’incommunicabilité des êtres. Et comme toujours chez lui, c’est jouissif et on se délecte l’heure durant tant de son génie que de la prouesse des interprètes.

À l’Usine C jusqu’au 10 février 2018
Du 24 au 27 mai à la Caserne Dalhousie
(Dans le cadre du Carrefour international de théâtre de Québec)