Cap sur l'Allemagne québécoise
Scène

Cap sur l’Allemagne québécoise

Se pourrait-il que la dramaturgie québécoise soit mieux comprise et mieux reçue en Allemagne que dans la francophonie? Des traductions en nombre grandissant et un certain enthousiasme des diffuseurs du monde germanophone nous le laissent de plus en plus croire. Regard sur un phénomène.

Foire du livre de Francfort, octobre 2017. Les écrivains de langue française sont à l’honneur, dans les marges d’une édition consacrée à la France. Ce soir-là, pendant un atelier de traduction en direct de sa pièce Pour réussir un poulet avec son traducteur Frank Weigand, Fabien Cloutier est frénétique. «Un moment donné, raconte l’auteur dramatique, on a senti la sauce prendre. Les gens s’obstinaient sur une tournure de phrase, et j’ai observé une sorte d’euphorie grimper. Ma langue théâtrale, une langue de la rue que certains pourraient trouver pauvre, semble représenter une certaine richesse dramaturgique pour les Allemands. Un truc que les Français n’arrivent tout simplement pas à voir.»

Cloutier entretient depuis plusieurs mois une relation soutenue avec l’Allemagne. Même si aucune de ses pièces n’y a encore fait l’objet d’une véritable production (ce qui ne saurait tarder), ses textes y sont de plus en plus traduits et font l’objet de mises en lecture soignées – avec du budget et devant un vaste public. Ce fut le cas de Scotstown, un texte, semble-t-il, très remarqué là-bas, puis de Billy (Les jours de hurlement). Son traducteur Frank Weigand, un Berlinois amoureux du Québec, que l’on croise souvent à Montréal et qui a aussi traduit Etienne Lepage, Sarah Berthiaume et David Paquet, est branché sur les «jeunes écritures» et s’assure de les faire découvrir d’un bout à l’autre du monde germanophone.

Récemment, il a fait paraître dans la revue Scène 20 (une influente publication de l’Institut français d’Allemagne) des extraits de Pour réussir un poulet, mais aussi de Baby-sitter, de Catherine Léger. Sa traduction de la pièce Les haut-parleurs, de Sébastien David, sous le titre Schwingungen, a récolté les grands honneurs du plus récent festival Primeurs, un événement allemand consacré aux écritures francophones et se déroulant chaque année à Sarrebruck, dans le Land de Sarre.

Ces noms s’ajoutent à ceux de Larry Tremblay, Wajdi Mouawad, Carole Fréchette, Daniel Danis et Jennifer Tremblay, tous traduits en Allemagne depuis longtemps, mais de mieux en mieux popularisés dans le monde germanophone. «L’intérêt va en grandissant», nous assure notamment le traducteur Andreas Jandl, aussi un passionné de la Belle Province, diplômé de l’UQAM, qui est le traducteur principal des œuvres de Michel Tremblay. Une recension de la Délégation du Québec à Munich avance un chiffre rondelet: 120 pièces québécoises auraient désormais été traduites en allemand et la majorité d’entre elles l’ont été depuis le début des années 2000, à un rythme constant, «dans une régularité remarquable», comme le souligne Jandl.

noyades_unter_wasser-1-web
Henriette Hölzel et Alexey Ekimov dans Unter W@sser (Noyades), de Jean-François Guilbault et Andréanne Joubert, traduit par Frank Weigand, une production du Schauspiel Essen. Photo | Matthias Jung

Des chiffres confirmés par l’Association nationale des éditeurs de livre (ANEL), qui chapeaute le programme international Rendez-vous Québec Édition et qui, après avoir accueilli des éditeurs allemands au Salon du livre de Montréal, s’affaire en ce moment à préparer une grosse offensive québécoise à la Foire du livre de Francfort en 2020, où le Canada sera honoré.

En théâtre jeune public, phénomène semblable. La traduction de Noyades, de Jean-François Guilbault et Andréanne Joubert, a récemment fait l’objet d’une grosse production dans un théâtre national à Essen. «Quand j’ai envoyé la vidéo de cette production aux auteurs, raconte Frank Weigand, ils n’en revenaient pas de l’ampleur du spectacle. Au Québec, Noyades connaît un beau succès et gagne des prix, mais le spectacle a été produit par leur propre compagnie, avec des moyens somme toute modestes.» L’intérêt allemand pour leur travail s’ajoute à celui que connaissent depuis longtemps les œuvres jeune public de Suzanne Lebeau, par exemple.

Le pouvoir de la narration

Notre force? Le sens du récit! Une denrée de plus en plus rare dans une Allemagne théâtrale influente, qui a fait basculer tout l’Occident dans le règne du théâtre formaliste et déconstruit. Avant-gardiste, l’Allemagne a été au cœur de ce qu’on a appelé, d’après les théories de Hans-Thies Lehmann, le théâtre postdramatique. Formes éclatées, théâtre d’images et de paysages, disparition du personnage au profit d’un théâtre de voix anonymes, déconstruction temporelle et rejet de la linéarité forment plus ou moins les principes de ce théâtre apparu au fil des quatre ou cinq dernières décennies et devenu canonique. Un tel théâtre règne sur toute l’Europe, jusqu’à chez nous, où sa prégnance se fait toutefois plus timide.

En généralisant un peu, on conclut souvent que le théâtre québécois demeure un théâtre d’action, qui se fonde sur de bonnes histoires et dans lequel les chemins narratifs traditionnels sont encore favorisés (même exacerbés). C’est peut-être la principale raison pour laquelle nos auteurs trouvent un nouveau nid en Allemagne, là où le postdramatique a régné si fort qu’il commence peut-être à s’épuiser. «À force d’expérimenter des formes déconstruites, l’Allemagne a perdu son sens de la narration, analyse Frank Weigand. La dramaturgie québécoise a des choses à offrir qu’on ne faisait plus depuis très longtemps en Allemagne. Et le Québec a un avantage sur la France, parce que ses narrations parlent davantage aux sens et font appel à une pluralité d’émotions et de sensations, pendant que les dramaturgies françaises et allemandes se confinent davantage à l’intellect.»

hauts-parleurs-1-web
Anne Müller (Greta) dans la lecture radiophonique de la pièce Les hauts-parleurs (Schwingungen), de Sébastien David. Traduction de Frank Weigand, présentée le 23 novembre 2017 à Sarrebruck au festival Primeurs. Photo | SR/Oliver Dietze

Les Allemands connaissent bien le théâtre britannique, des «pièces bien faites» desquelles le théâtre québécois se rapproche parfois. Mais, selon Andreas Jandl, le Québec offre une nouvelle perspective sur ce théâtre narratif bien construit, peut-être quelque chose comme un supplément d’âme. «Des auteurs québécois comme Wajdi Mouawad et Larry Tremblay, ou encore David Paquet et Evelyne de la Chenelière, arrivent à raconter une histoire ou à monter des romans scéniques en respectant la tradition anglophone tout en y ajoutant quelque chose de plus incarné, parfois des éléments plus glauques ou plus grinçants. Ça plaît particulièrement aux Allemands.»

«En tout cas, les acteurs allemands ont l’air d’avoir un fun fou avec nos textes, remarque Fabien Cloutier. Dans la majorité des festivals, on sent qu’on arrive après les auteurs français et belges et que nos textes sont perçus très différemment, qu’ils ne sonnent pas comme la majorité des textes de la francophonie et que ça étonne et excite les Allemands. Les comédiens qui ont lu des extraits de Pour réussir un poulet à Francfort, par exemple, m’ont dit prendre un plaisir immense à jouer cette écriture.»

Du québécois à l’allemand, une adaptation fluide

Du joual, ça se traduit comment, en allemand? On pourrait avoir la tentation de donner à la langue les colorations d’un dialecte précis, la rapprochant par exemple du bavarois. Mais les traducteurs évitent pour l’instant ce choix, cherchant plutôt une langue vernaculaire universelle, propre à être comprise dans l’ensemble du monde germanophone, tout en conservant un ton familier. «Ce qui marche le mieux, dit Andreas Jandl, est de trouver des manières de faire correspondre le québécois le plus familier à une certaine classe sociale, et de varier les sociolectes en fonction des différents personnages.»

Il faut créer un certain «slang», pense Frank Weigand, mais éviter formellement le bavarois, «même si la tentation pourrait être forte, notamment parce que les sacres en bavarois sont aussi issus du catholicisme comme au Québec».

C’est aussi le choix qu’ont fait les traducteurs Frank Heibert, qui a entre autres traduit des textes d’Olivier Kemeid et de Michel Marc Bouchard, et Uli Menke, traducteur de la plupart des pièces de Wajdi Mouawad.

«Le québécois sonne bien en allemand», conclut Fabien Cloutier. Qu’on se le tienne pour dit.