Christian Lapointe, Nadia Ross : La porno est partout
Scène

Christian Lapointe, Nadia Ross : La porno est partout

«Comme artistes, nous sommes des putes.» Les mots sont de Christian Lapointe et Nadia Ross, iconoclastes créateurs réunis pour une première création en duo intitulée P.O.R.N. Les deux metteurs en scène, l’un basé à Québec, l’autre en Outaouais, dénoncent un capitalisme qui reproduit ad nauseam les mécanismes de la porno, jusqu’à contaminer l’art.

C’est l’histoire d’une rencontre. Et ça commence à Toronto en octobre 2016, à la remise des prix Siminovitch. Tous deux en nomination pour ce prestigieux prix canadien assorti d’une rondelette bourse de 100 000$, Christian Lapointe et Nadia Ross se découvrent une complicité instantanée. Ils se connaissent alors seulement de réputation et n’ont jamais vu le travail de l’autre. Ils se doutent vaguement que leur intérêt pour l’écriture du Montréalais Jacob Wren, avec qui ils ont tous deux travaillé, les unit dans une certaine parenté d’esprit. Mais ils n’anticipent absolument pas l’amitié immédiate qui naîtra au cœur de la nuit, après que Nadia eut reçu le prix convoité. «Ce soir-là, on a tenu le barman occupé jusqu’à la toute dernière minute», rigole Nadia Ross. «On a tout de suite été larrons en foire», confirme Christian Lapointe. Il n’en fallait pas plus pour que se profile l’idée de ce spectacle-labo, basé sur des discussions qui ont commencé autour d’une bière pression et qui se sont affinées en salle de répétition au fil des mois.

Pas si étonnant que ces deux-là s’entendent bien. S’il n’y a pas de vraies similitudes esthétiques dans leurs œuvres respectives – lui flirtant avec des formes performatives comme avec un théâtre hautement cérébral, elle se consacrant à un théâtre interdisciplinaire très mouvant qui échappe aux catégories –, il y a chez ces deux-là le même appétit pour la recherche et pour un théâtre qui ne s’embarrasse pas de narrativité traditionnelle.

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photo : Antoine Bordeleau

À deux, ils sont en train de mettre en forme un théâtre «très sobre», disent-ils, qui repose sur une très simple mise en scène d’eux-mêmes, «dans un dévoilement de [leurs] propres vies qui flirte aussi avec des éléments de fiction». Une exposition de soi qui fait écho au narcissisme ambiant et à la mise en scène de soi sur le web: des mécanismes virtuels qui reproduisent, selon eux, les codes de la pornographie. Leur spectacle, qui sera interprété en anglais, s’intitule P.O.R.N. pour faire référence à la culture porno, mais aussi pour évoquer une société plus narcissique que jamais (le titre est l’acronyme de Portrait of Restless Narcissism).

Pornoculture pour tous

En anglais comme en français, ils utilisent le mot «pornoculture» pour évoquer le concept de marchandisation de soi qui les occupe. Le spectacle ne parle pas strictement de pornographie, précisent-ils, mais bien d’un mécanisme de consommation des corps que la porno a fini par normaliser, et d’une certaine «transactionnalité» des relations humaines qui se déploie à l’infini dans nos communications virtuelles.

«L’idée qui nous habite, explique Nadia Ross, est que la consommation de porno offre une satisfaction sexuelle instantanée mais que, en se satisfaisant d’un tel simulacre, on demeure tout le temps insatisfaits et on en veut toujours plus. C’est un cercle vicieux qui, aujourd’hui, nous paraît généralisé. Les plateformes numériques entraînent nos relations humaines dans le même mécanisme: on les intègre à toutes nos communications même si elles ne sont qu’artifices, que mécanismes de remplacement. Nos vies sociales ne sont qu’illusions. Pour nous, tout est devenu de la porno, ou presque.»

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photo ©Christian Lapointe et Nadia Ross

Impossible d’y échapper, au point que, chaque fois qu’ils montent sur scène et qu’ils entrent dans un processus de médiatisation de leur travail artistique, Christian Lapointe et Nadia Ross ont l’impression de se «prostituer», de reproduire pleinement eux aussi les mécanismes de la pornoculture. «Comme artistes, on a souvent l’impression de faire œuvre d’humanisme ou de faire du théâtre plus social, poursuit Lapointe, mais nous obéissons aussi malgré tout à ce narcissisme ambiant. C’est à cela que le spectacle tente de réfléchir en nous mettant nous-mêmes en scène. Il y a une grosse part d’autocritique.»

Théâtre laboratoire, cette pièce n’est qu’une première étape d’expérimentation, précise le duo. «On jette les bases d’un projet qui pourrait devenir plus grand», ose Lapointe.

QUÉBEC
Le 23 février à 20h 
Au Musée de la civilisation, auditorium Roland-Arpin
(Dans le cadre du Mois Multi)

MONTRÉAL
Du 9 au 11 mars
Au Théâtre La Chapelle