L’Idiot, fable humaniste à la sauce contemporaine
Il faut une belle audace pour se lancer dans l’adaptation théâtrale de cette œuvre phare de Fiodor Dostoïevski. À l’époque publié en épisodes dans Le Courrier russe, le roman compte une bonne quarantaine de personnages et des rebondissements à n’en plus finir. Argent et amour sont au cœur de cette histoire qui se passe dans la bourgeoisie russe du XIXe siècle.
Le prince Mychkine revient en Russie après plusieurs années passées en Suisse pour soigner son épilepsie – un mal dont était aussi affublé Dostoïevski. Il se retrouve plongé dans les intrigues des cercles mondains, desquels il dénote fortement avec sa franchise et son honnêteté déconcertantes. Dans sa bonté, il veut sauver Nastassia, la belle perdue dont le terrible Rogojine est éperdument amoureux.
Rendre toute cette matière sur scène en (seulement) deux heures et demi relève du tour de force. Une mission que Lorraine Pintal, à la tête du Théâtre du Nouveau Monde, a confiée à Étienne Lepage, qui présente pour la première fois un spectacle au TNM. Le jeune metteur en scène s’était vu décerner à cet effet la bourse à la création Jean-Louis Roux en 2016.
Il en résulte un texte relativement fidèle à la trame narrative du roman, mais rédigé en langage oral et avec des québécismes. Les personnages sont réduits au nombre de douze et les dialogues sont réécrits librement. Peut-être un peu trop librement parfois – on s’étonne par exemple d’une réplique du prince Mychkine rejetant Dieu et la foi, sachant Dostoïevski très croyant.
Questionnements moraux
Dans un texte très vif et plein d’humour, on retrouve les réflexions de l’auteur russe autour de l’âme humaine, du bien et du mal qui s’y affrontent. Le prince y incarne une figure presque christique avec les qualités et valeurs qui le dirigent tandis que Rogojine est un double maléfique, amoureux passionnel et mauvais.
Des questionnements moraux se posent: faut-il épouser ou non Nastassia, trancher entre l’amour et sa réputation de femme salie? Faut-il prendre le million de dollars jeté dans le feu, et s’humilier devant la foule en exposant son amour de l’argent? Que ferait-on à leur place? Les longues tirades du prince donnent aussi à réfléchir tandis que sa naïveté initiale laisse place à une certaine perspicacité et une analyse touchante de l’humain.
Cette introspection du spectateur est favorisée par la mise en scène de Catherine Vidal, qui choisit de briser allègrement le quatrième mur. La pièce commence en avant-scène de façon surprenante et le public est régulièrement pris à partie. Le travail d’éclairage, superbe, fait parfois descendre les projecteurs à même la scène. Un rappel que tout cela n’est qu’une mascarade, une mise en scène – à l’image de la société bourgeoise.
Les jeux de lumière, souvent travaillés en contrastes de clair-obscur, subliment les duos et les moments plus dramatiques. On pense notamment à la superbe scène de la mise à l’épreuve de Gania, lorsque Nastassia jette le sac de billets dans le feu. Des moments dramatiques concentrés plutôt dans la seconde partie de la pièce et souvent soulignés par une musique tout en tension, qui créé une atmosphère de malaise des plus abouties.
Ambiance étrange et décalée
À l’instar de l’auteur, Catherine Vidal a également bénéficié d’une bourse (la bourse Jean-Pierre Ronfard, en 2015) pour travailler à la mise en scène de L’Idiot. Avec des costumes excentriques signés Elen Ewing et une scénographie plutôt épurée, elle propose quelques tableaux visuellement très réussis, comme la scène de l’anniversaire du prince où les personnages masqués dansent en fond sur une musique absurde, bougeant à peine mais distillant cette ambiance étrange et décalée.
Dans la direction d’acteurs, la metteure en scène a privilégié un jeu très théâtral et extraverti. Ça hurle, ça pleure et ça gesticule. Paul Ahmarani en est un excellent exemple avec son rôle plus secondaire de Lebedev, le lèche-bottes en perruque des années 70 qui provoque le rire dès qu’il entre en scène. Macha Limonchik, électrique en Lizaveta Épanchine, éructe et coupe la parole à tout va, chicane sa fille ou son mari à tour de bras.
Dans sa candeur blonde et ses yeux écarquillés, Renaud Lacelle-Bourdon est très touchant en prince Mychkine, tandis que Francis Ducharme offre un Rogojine puissant et terrifiant (dont la passion folle évoque sa belle performance d’amoureux dans La très excellente et lamentable tragédie de Roméo et Juliette de 2016). La présence scénique de ces deux personnages antagonistes éclipse cependant un peu celle d’Evelyne Brochu en une Nastassia juste mais sans relief.
Bref, un premier rendez-vous au TNM réussi pour le jeune duo Lepage-Vidal – et une première aussi pour Dostoïevski. Avec son texte actuel et sa mise en scène colorée, le spectacle nous présente un Idiot un peu surréaliste, hors du temps et drôle, mais également touchant et troublant dans ses réflexions humanistes et son regard parfois cynique. Dans ces deux mondes qui s’entrechoquent, la société mondaine et la franchise, la quête de la vérité peut devenir souffrance. Et l’imbécile n’est pas toujours le plus heureux.
L’Idiot, de Fiodor Dostoïevski
Jusqu’au 14 avril au Théâtre du Nouveau Monde