La cartomancie du territoire : Cet ailleurs pourtant si près
Depuis son road trip il y a trois ans, première étape d’un parcours qui a mené La cartomancie du territoire à être jouée prochainement à Espace Libre, Philippe Ducros revient sur ce qui a marqué l’écriture et le processus artistique derrière cette création.
Le paysage politique et social a changé depuis, malgré les quelques années qui séparent le début de la réflexion sur le projet et le spectacle final. Au moment d’entamer le road trip, l’ouverture sur la question autochtone était bien étroite: le gouvernement Harper refusait de créer une enquête nationale sur les femmes autochtones assassinées ou disparues, en plus de ne pas reconnaître la déclaration des Nations Unies sur les droits autochtones. Une rigidité qui s’est quelque peu transformée, bien que très lentement, au niveau du gouvernement actuel. «Il y a tout à coup comme un éveil dans la place publique. Je ne pense pas que ce soit à grande échelle, mais dans nos sphères à nous, dans la sphère de la culture, du théâtre et tout, c’est assez présent».
C’est donc en janvier 2015 que Philippe Ducros entame ce voyage initiatique à la rencontre de membres de différentes communautés des Premières Nations du Québec, un road trip qui a pris rapidement une autre direction pour sa finalité. «À l’époque, en 2015, je me suis dit je pourrais faire une pièce sur les Premières Nations comme j’ai fait une pièce sur la Palestine avec des personnages palestiniens (sa pièce L’affiche, publiée en 2009). Là, je me sens beaucoup plus mal à l’aise. J’ai essayé de faire le même exercice et ça ne marchait pas. Je n’étais pas capable de passer par-dessus tous les conflits éthiques. Je trouvais que c’était plus important, à quelque part, de baser ça sur quelque chose de plus personnel et de plus documenté pour pouvoir y arriver».
Le voyage, pour aller à la rencontre de l’autre, est au cœur de la démarche artistique de Philippe Ducros. Découvrir une culture, à travers son histoire, ses traditions, mais aussi ses blessures et ses faiblesses sert aussi à l’auteur à faire un travail d’introspection, une réflexion identitaire. Il sera sur scène, aux côtés de Marco Collin et Kathia Rock, pour livrer les nombreux témoignages entendus lors des séjours aux quatre coins de la province. «Étant donné que je parle beaucoup de guérison et que j’ai demandé à ces gens-là de s’ouvrir, de se mettre à nu et de parler de leurs blessures, je trouvais que c’était respectueux de me mettre à nu aussi dans le processus», raconte le metteur en scène, qui y a aussi intégré une part de fiction avec la quête personnelle de l’auteur, bien que le spectacle demeure une création très intime.
Bien avant d’atterrir à Espace Libre, les récits de La cartomancie du territoire ont été entendus au Jamais Lu 2015 (Réserves / Phase 1: la cartomancie du territoire), en plus de faire quelques arrêts dans la province. «On l’a fait l’année dernière en mode lecture, à Rouyn, Québec et à St-Prime. Il y avait quand même beaucoup d’innus de Mashteuiatsh qui étaient dans la place et c’était très intéressant tout à coup d’entendre ce qu’ils avaient à dire, à quel point ils trouvaient ça important et aimeraient que ça aille dans les communautés pour que les jeunes apprennent l’histoire de leurs propre nation».
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Philippe Ducros et Éli Laliberté ont refait le même chemin qu’au départ afin de filmer les images qui seront projetées sur scène. Bercée par une musique originale de Florent Vollant, La cartomancie du territoire cherche à comprendre cet ailleurs pourtant si près, ces espaces exploités sans permission, ces familles brisées par un génocide culturel pas si lointain. «Il faut toujours se poser des questions quand on se met à parler des autres comme ça, de grosses questions éthiques. Il faut quand même prendre la parole, même si ça peut être maladroit, encore une fois. Nos gouvernements, eux, ne s’empêchent pas de prendre la parole et de faire des actions très directes sur ces populations-là, que ce soit les Premières Nations ou que ce soit des Palestiniens ou des Congolais; les gouvernements posent de gros gestes qui ont des conséquences violentes, puissantes. Nous, en tant qu’artistes, si on ne fait rien, je trouve qu’il y a une faillite de ce qu’on est.»