Alan Lake : Un homme à la mer
Scène

Alan Lake : Un homme à la mer

Une odyssée à la fois sublime et terrifiante nous attend au Grand Théâtre ce printemps. Un plongeon dans les abysses du genre humain en compagnie d’Alan Lake, qui nous immerge au cœur de sa nouvelle création, Le cri des méduses.

C’est à marquer d’une pierre blanche: Le cri des méduses est le deuxième spectacle réalisé par un artiste local à se produire en les murs du Grand Théâtre depuis 1994. Une opportunité extraordinaire pour Alan Lake, puisque l’œuvre, avec ses dix protagonistes – neuf danseurs et un musicien –, nécessite autant d’espace que d’intimité. «On est encore capable de saisir le visage, les yeux des interprètes, les matières. Je trouve que la salle Octave-Crémazie permet le grand plateau et la proximité avec le public.»

Le point d’ancrage de la nouvelle création du chorégraphe de Québec est cette toile saisissante du peintre français Théodore Géricault, Le radeau de la Méduse. Inspirée du naufrage historique de la frégate de la marine royale La Méduse près des côtes du Sénégal en 1816, elle traduit la détresse des survivants, mais aussi l’espoir d’un sauvetage. «Quand j’ai vu le tableau de Géricault, il y a quelque chose qui s’est passé en moi sur le plan émotif, en raison de son pouvoir évocateur. Ces pyramides humaines, cette humanité à la dérive qui tente de survivre ou d’aller chercher quelque chose… J’ai été happé par cette œuvre-là.»

Dotée d’une imposante scénographie, Le cri des méduses renverse l’idée que la danse contemporaine doit nécessairement évoluer dans un espace dénudé. Fiévreuse et poétique, la musique soutient les tableaux portés par les danseurs, qui transposent de façon imagée la faim, la déshydratation, la folie et le cannibalisme qui sévissaient sur l’embarcation. «Je ne représente pas la cale du bateau; ils ne sont pas continuellement sur un immense radeau. On est dans un non-lieu, un lieu fantastique, onirique.»

Reflétant l’état d’urgence des naufragés, l’œuvre de Lake ne dépeint pas les événements de manière historique, mais explore comment l’être humain arrive, en temps de crise, à se sortir du pétrin. «Je me plonge dans l’œuvre de Géricault, je m’y attache de façon symbolique, imaginaire.»

Confluences

Artiste pluridisciplinaire, celui qui a fondé Alan Lake Factori(e) en 2007 conjugue à la danse le cinéma et les arts visuels. De ce désir profond de ramifier ces trois passions ont éclos de splendides joyaux chorégraphiques tels que Les caveaux et Ravages, dont le court métrage a été primé au San Francisco Dance Film Festival en 2016.

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photo : Daniel Richard

À l’instar de ces œuvres, Le cri des méduses a d’abord pris forme derrière la caméra. «On essayait d’amener la nature à l’intérieur. C’était un lieu désaffecté dans la ville de Québec, où on tentait d’amener un lac dans une pièce entière. On a commencé par un film, qu’on essaie de transposer sur scène.»

L’esthétisme, fortement présent dans les vidéos-danses réalisées par Lake, s’expose tout autant sur les planches. Dans cette création où la danse est brute et saisissante, les symboles s’additionnent: liquides patinant les chairs, fleurs au sol, monticules de corps, rituels païens, et cette matière singulière qui suggère le vivant, le perpétuel. «On l’appelle notre glu. C’est un élément un peu inerte, mais vivant, qui doit devenir quelque chose, qui va devenir une seconde peau. Quand on le prend comme ça, il devient l’enfant. Avec cet objet abstrait, on est capable d’y injecter véritablement un sens dérivé des fluides internes.»

Objectif: terre

Œuvre symboliste, Le cri des méduses semble tout de même fortement ancrée dans la réalité. Alan Lake fait le pont entre le radeau de Géricault et ces migrants clandestins qui voyagent à bord de conteneurs pour fuir leur pays, dans des conditions souvent horribles et dangereuses pour leur survie. «D’une certaine façon, sans le savoir, on tombe dans un sujet qui peut être très actuel politiquement.»

Dans l’œil du spectateur, la pièce peut également être perçue comme une forme de critique sociale. «Elle parle, sans être pessimiste, de cette humanité un peu à la dérive. Il y a un rapport au rivage. Quel sera notre prochain rivage? L’humanité est à la dérive, mais le rivage, il est où?»

Cet instinct de survie qui émane du tableau de Géricault est, selon le chorégraphe, l’espoir dans le désespoir. Un paradoxe grotesque, mais qui nous pousse à agir pour qu’enfin jaillisse la lumière. «Jusqu’à quel point des fois on attend d’être “on the edge” pour changer! Au bout de la ligne, on s’éveille, on n’a plus le choix. C’est l’antagoniste du beau, du laid, du terrifiant; la dualité du magnifique, et aussi la sublimation de tout ça. Quand je te parlais de rivage, à la fin j’ai espoir qu’ils l’atteindront.»

— On l’espère pour eux…
— On l’espère pour nous!

Les 4 et 5 avril au Grand Théâtre de Québec
(Une coprésentation de La Rotonde)