Conquérir la gloire et brûler le monde
Dans Le tigre bleu de l’Euphrate, le dramaturge et écrivain français Laurent Gaudé tente de cerner les derniers instants de l’existence d’Alexandre le Grand, l’un des personnages les plus mythiques de l’Histoire. Au soir de sa vie, le conquérant s’adresse à un invité tapi dans l’ombre de sa chambre, lui relatant son existence et désirant «faire pâlir le dieu des morts».
Parue d’abord en 2002, soit deux ans avant l’obtention de son Goncourt pour Le soleil des Scorta, cette pièce recèle plusieurs thèmes chers à Laurent Gaudé, qui cherche souvent l’humanité au cœur des mythes et le tragique dans le cœur des hommes. Seize ans après avoir été écrit, le solo qu’est Le tigre bleu de l’Euphrate prendra vie sur la scène du Théâtre de Quat’Sous et sera interprété par Emmanuel Schwartz dans une mise en scène de Denis Marleau. Pour l’occasion, on s’est entretenu avec le comédien et le dramaturge, de passage à Montréal spécialement pour cette adaptation.
Écrire sans choisir
Emmanuel Schwartz a travaillé pour la première fois avec Denis Marleau lors de la plus récente adaptation de Tartuffe au Théâtre du Nouveau Monde. Avant même de commencer les répétitions, le metteur en scène avait déjà informé le comédien qu’il avait aussi en tête cette pièce de Gaudé et qu’il le voyait interpréter l’unique rôle. «Ça témoignait d’une envie claire de travailler avec moi. Pour un acteur, c’est extraordinaire de sentir qu’on est désiré, qu’il y a un rendez-vous et qu’on est mieux de se présenter à l’heure et en forme parce que ça risque d’être costaud.»
On peut dire qu’Alexandre le Grand est un personnage récurrent dans l’œuvre de Gaudé. Au-delà de cette pièce, l’écrivain a aussi signé un roman sur l’homme (Pour seul cortège, Actes Sud, 2012). «Dans ce personnage-là, il y a tout en même temps. Ce qui normalement est contradictoire chez les gens, chez lui ce ne l’est pas. Il est beau et laid à la fois. Il est fraternel et compatissant en même temps qu’il est cruel et monstrueux. Il est jeune et vieux en même temps, il est homme et femme en même temps. Pour l’écriture, c’est fascinant parce qu’on peut être dans toutes ces couleurs différentes en étant juste, alors que normalement il faut choisir.»
Malgré son lourd bagage historique, Gaudé ne désirait pas en faire une pièce didactique: «Peut-être que je l’embellis, peut-être que je trahis les intentions de l’auteur, je n’en sais rien, peu importe. Dans Le tigre bleu de l’Euphrate, c’est un personnage que je crée, c’est mon Alexandre, parce que j’ai besoin de l’aimer pour l’écrire.»
Emmanuel Schwartz ne cache pas que la première lecture de ce solo a pu avoir quelque chose de vertigineux. «Moi qui ne connaissais pratiquement rien d’Alexandre, j’ai eu un grand plaisir de découvrir une version de cet homme et de suivre ce récit de grandes conquêtes. C’est fascinant et excitant. Cependant, j’ai rapidement eu hâte que Denis (Marleau) vienne à la rescousse, car j’avais besoin d’aide pour cerner les repères, j’avais besoin que quelqu’un fasse des choix dans la direction qu’on allait prendre pour la mise en scène.»
Chaque homme est multiple
Pour Gaudé, la pièce porte sur les désirs, ceux qui nous habitent et nous hantent: «Je fais d’Alexandre l’incarnation de la problématique du désir. Sommes-nous prêts à suivre notre désir? Le désir c’est obscur, c’est trouble, parfois violent, parfois dur. Avec ce personnage, on a quelqu’un qui a accepté tout ça, même si c’est se brûler de l’intérieur.» Schwartz voit en Alexandre le Grand un personnage d’une grande actualité: «Cet Alexandre est un merveilleux exemple des paradoxes qui peuvent nous habiter. J’ai l’impression que ça peut faire écho à plusieurs questions qui nous occupent dernièrement. On les porte tous, ces dualités-là. Ce personnage est une belle invitation à être multiple.»
On nous promet une pièce qui désire porter le texte, alors que la langue de Gaudé en est une de grandiloquence et de réminiscence. Bien qu’il s’agisse d’une de ses premières pièces, le dramaturge souligne à quel point ce texte est encore bien présent en lui. Pour Schwartz, au-delà de ce privilège de renouer avec un metteur en scène de cette trempe, c’est pour lui une occasion de retourner sur les planches du Quat’Sous des années après les fameuses auditions qui marquaient le début de sa carrière. C’est donc sans l’ombre d’un doute qu’on peut croire qu’il portera ce rôle sur scène avec ce désir de conquérir la gloire et de brûler le monde.
Du 17 avril au 26 mai
Au Théâtre de Quat’Sous