Dilater le temps
Dans La vie utile, qui sera présentée à l’Espace Go à partir du 24 avril, Evelyne de la Chenelière travaille la temporalité en élargissant à l’infini le court instant entre la vie et la mort…
On utilise le plus souvent l’expression de «vie utile» pour parler de la longévité de structures telles que des routes ou des ponts. Pour sa part, Evelyne de la Chenelière a décidé de l’utiliser plus librement comme titre de sa nouvelle pièce. «Ça me plaisait d’emprunter cette expression pour parler des gens. C’est une façon humble de parler de la vie humaine comme étant égale en valeur à toute forme de vie. Ça la ramène à son côté durée…»
C’est au cours de sa résidence d’artiste à l’Espace Go que le thème de la durée s’est imposé. Dans son chantier d’écriture sur le mur du théâtre, l’écriture en couches matérialisant la représentation du temps lui a inspiré La vie utile: mettre en scène le dernier instant de vie. «Ce dernier instant, je veux le faire éclater, le faire durer pour le contempler de tous les côtés, explique l’auteure. Le mur m’a permis de considérer une écriture ouverte sur un montage très libre. La pièce ne suit pas l’ordre des pages dans un livre; ça laisse celui qui reçoit le texte écrire à son tour, par assemblage.»
Beau défi: l’auteure propose ici une matière qui cherche à rendre l’épaisseur du temps. Un temps très court, presque impossible à concevoir, celui du passage entre la vie et la mort. L’auteure fait l’exercice de dilater cet instant et de rendre en couches infinies ce qui peut se produire dans la pensée à ce moment-là. «C’est une temporalité psychique. Ce sursaut ultime de vie devient extrêmement prolifique, parce que Jeanne, le personnage, vit une espèce d’inflation de tout l’imaginaire qu’elle a construit au fil de sa vie, de ses souvenirs, etc. C’est un désir de revivre autrement avant de mourir.»
Sexe et mort
Si l’on y parle beaucoup de pensée, Evelyne de la Chenelière définit aussi le spectacle comme «très charnel, érotique même, dans le sens de l’approbation de la vie jusque dans la mort»: «Ce qui rend l’être humain le plus fasciné, le plus interdit, c’est la mort et la sexualité. Ce sont des endroits de tension extrême, où le désir est le plus fort et le plus trouble…» Jeanne a passé sa vie repliée sur elle-même à craindre l’envahissement et la corruption des autres. Mais devant la mort, le regret de son absence fait naître en elle, avec force, le désir de l’autre. «La vie utile est un prisme pour parler de cette solitude qui nous guette.»
C’est la tentation de l’impossible qui anime l’auteure. L’impossibilité d’écrire, car on ne revient pas de la mort. «On peut proposer de cerner l’illimité de la pensée avec une forme artistique, mais elle ne correspondra jamais vraiment.» De quoi se faire des nœuds dans les neurones – mais si c’est sous la plume d’Evelyne la Chenelière, on veut bien essayer. La distribution (Christine Beaulieu, Sophie Cadieux, Louis Negin et Jules Roy Sicotte) incarne des personnages qui passent à travers le prisme du cerveau de Jeanne. Nous sommes dans un monde déformé: la mémoire ne se contente jamais de rappeler les choses, elle critique aussi le souvenir.
La liberté, cette responsabilité
La vie utile sera présentée à la fin du mois sur les planches de l’Espace Go, qui sort tout juste d’une longue hibernation pour cause de travaux. L’équipe de la pièce n’y est pas encore retournée, car la salle de répétition n’est pas encore prête. Après trois ans de résidence d’artiste dans ce théâtre qu’elle considérait presque comme une deuxième maison, Evelyne de la Chenelière recommence juste à y mettre les pieds pour notre entrevue. Son mur d’écriture a disparu. «Je suis encore toute perdue…»
Pour mettre en scène son texte, et avant même qu’il ne soit écrit, l’auteure avait invité Marie Brassard, avec qui elle avait déjà travaillé sur La fureur de ce que je pense. La metteure en scène a souhaité qu’Evelyne fasse aussi partie de la distribution de La vie utile. «Marie a un formidable regard pour s’épanouir comme interprète, confie l’auteure. Je me sens très proche d’elle dans cette quête sans cesse renouvelée de liberté, dans son sens le plus exigeant: essayer de rester souverain par rapport à tous les courants, tendances et tentations de séduire.»
Prendre conscience qu’on peut se pétrifier dans des schèmes de pensée, qu’on est perméable à ce qui structure et formate le regard, est un souci permanent chez Evelyne. «Comme artiste, c’est presque comme une responsabilité. J’essaie d’arracher mon regard à un potentiel engourdissement dans l’habitude.» Elle a donc identifié des socles fondateurs de ce regard qu’elle veut ébranler: l’héritage religieux catholique, avec son système moral, et l’apprentissage de la langue maternelle. Repousser la langue tout en l’utilisant? «Pour moi, c’est un endroit de tension qui agit très fortement comme moteur d’écriture, répond l’auteure. Une des choses les plus excitantes du travail d’artiste, c’est d’identifier ce qui peut contraindre la pensée et tenter de repousser ces limites.»
Écriture engagée
Le langage est une des obsessions d’Evelyne de la Chenelière. Ses différents textes sont des tentatives répétées de proposer une langue qui corresponde à la pensée, qui s’y rapproche au plus près. «C’est pas facile parce que la pensée est faite de mots, car on a appris à regarder le monde par eux, mais elle est beaucoup plus vaste que le système proposé par la langue qu’on apprend pour communiquer. La pensée est faite de toutes sortes de prismes à travers lesquels on regarde le monde, de temporalités qui s’enchevêtrent. Il y a une sorte d’épaisseur qui est très dure à rendre dans un fil continu… À mettre en mots, ça serait un chaos!»
C’est ce qu’elle a tenté de faire dans La vie utile. Dans ce texte retraçant la vie d’une jeune femme, on se demande quelle part l’auteure a mis d’elle-même et de ses propres réflexions. «Sans dire que c’est personnel, je peux dire que je ne me suis jamais engagée aussi honnêtement dans l’écriture. Pas parce que je parle de moi, mais parce que je parle de ce qui est le plus important pour moi.» Elle s’interroge beaucoup sur l’art engagé; pendant l’écriture, l’auteure a réfléchi à ce que ce qualificatif recouvrait pour elle au-delà de sa définition d’art politisé qui répond à l’actualité.
«L’engagement peut prendre une forme très oblique, qui assume son doute. C’est tenter de correspondre à sa pensée le plus possible. Ç’a l’air facile, mais ça ne l’est pas du tout: il faut prendre conscience de ce qui nous éloigne de notre propre pensée au profit d’une pensée dominante… Moi, je m’intéresse davantage à la pensée qu’aux idées, donc mon engagement le plus sincère ne peut pas passer que par celui de l’incertitude et du doute. Et je crois vraiment que mon écriture dans La vie utile est une réponse aux violences du monde, aux politiques dominantes qui nous font être de plus en plus seuls, indifférents, dénués d’empathie. Tout ça est un sujet politique. L’écriture que je propose s’engage sur ce territoire, même si elle n’a pas l’apparence évidente qu’on associe à l’écriture engagée…»
Du 24 avril au 1er juin
(les spectacles du 28 mai au 1er juin sont présentés dans le cadre du FTA)
À l’Espace Go