Slāv : Un continent construit sur l’oppression
Déjà plus de cinq ans que Betty Bonifassi remanie des chants d’esclaves afro-américains dans une rigoureuse démarche d’anthropologie artistique. Avec nul autre que Robert Lepage, ce parcours culmine dans Slāv , méga-spectacle interdisciplinaire racontant un continent blessé et oppressif.
«No More, My Lawd.» S’adressant au Tout-Puissant, des prisonniers afro-américains réclament un peu de paix et d’amour dans l’une des plus emblématiques chansons reprises par Betty Bonifassi. On y entend le désespoir de l’incarcération et l’épuisement du travail acharné au quotidien, mais aussi l’espoir d’un monde meilleur et la foi en un avenir plus glorieux. Douleur et force d’un peuple condamné: voilà les deux axes sur lesquels s’appuie la recherche de Betty Bonifassi et maintenant celle de Robert Lepage.
Après trois albums (Betty Bonifassi, Lomax et Lomax Deluxe) et un grand concert (Chants d’esclaves, chants d’espoir), Betty Bonifassi a amplement pu démontrer la richesse musicale des slave songs, ses réinterprétations racontant le courage des esclaves, mais aussi la beauté de leur contribution artistique à l’Amérique. Flirtant avec plus ou moins un siècle d’histoire musicale qui tire sa source de cette culture afro-américaine oppressée, la triade d’albums revisite le travail d’archives d’Alan Lomax. Mais il faut aller plus loin, raconter encore mieux la «douleur, l’oppression et la résilience», et c’est par les voies du théâtre intermédial de Robert Lepage que la chanteuse compte y arriver.
Mais de quel droit?
Déjà critiqué avant même son premier filage, le spectacle débarque dans un Québec de plus en plus conscient d’un racisme systémique dont il s’est presque toujours cru vierge, et dans un moment fort de prise de parole de la communauté noire québécoise. De fait, il n’est pas épargné par la critique de ceux qui voient dans la démarche de Bonifassi et Lepage un acte d’appropriation culturelle – la douleur des Noirs étant racontée par des artistes blancs qui se l’approprient et en pervertissent le discours ou la dénaturent, selon les critiques formulées par la femme de théâtre Marilou Craft et le journaliste T’Cha Dunlevy.
Nous voici en eaux troubles, au cœur d’un débat vibrant de notre époque. Betty Bonifassi fait-elle respectueusement un emprunt à la culture de l’autre, ou fait-elle acte d’appropriation culturelle, ajoutant à l’oppression? La polémique lui permet à tout le moins de réaffirmer sa conviction de faire «œuvre de transmission de cette culture», dont elle est férocement amoureuse et dont elle cherche à révéler «l’influence profonde sur l’âme nord-américaine». Est-ce un crime de s’inclure dans une histoire qui nous a façonnés, même si nous n’y avons pas joué le beau rôle et malgré le fait que nous le reconnaissons? La question est lancée.
«Je connais bien le principe d’appropriation culturelle, répond Betty Bonifassi. Je sais bien que je ne peux pas prendre le contrôle sur le récit de ces esclaves afro-américains. Mais il me semble que, en toute admiration devant leur courage et devant leur art, je peux admirer leur dignité en béton armé et tenter de les connaître mieux, de les comprendre, de m’inspirer d’eux et de leur résilience, et de mesurer leur importance dans l’histoire de notre continent. Ça me semble légitime. S’intéresser à cette histoire, en tant que Blanche, est un acte de thérapie et d’humanisme. Et puis, certes, je me l’approprie, je m’y reconnais, je suis d’origine soufie-bosniaque et je vois des parallèles avec l’histoire du peuple de ma mère. J’ose aussi rapprocher cette histoire d’un esclavagisme contemporain d’un autre ordre, celui des multinationales qui exploitent des travailleurs précaires. On me le reproche. Je ne sais pas quoi répondre à cela. Doit-on s’empêcher de rapprocher et comparer les expériences douloureuses de l’humanité, ou se flageller de se sentir proche d’une culture de laquelle on ne fait pas partie? Dois-je cacher que mes mentors sont Afro-Américains? Je préfère nettement le célébrer au vu et au su de tous.»
Donner vie à une histoire trouble
Si la musique demeure reine et maîtresse dans ce nouveau spectacle dans lequel Bonifassi chante en compagnie d’un groupe de six choristes, le génie scénique de Robert Lepage permettra de plonger dans les archives et de leur donner une incarnation vivante, les ramenant au présent pour dialoguer avec une musique recomposée dans un esprit bien contemporain. «Ce qui m’intéresse, dit Betty Bonifassi, c’est de raconter la force de ces esclaves devant l’horreur. Et ce show est basé sur cette idée de flirter avec l’archivage de leurs chansons et de leurs dures journées de labeur pour arriver à dépeindre cette incroyable force, cette résilience stupéfiante.»
À travers une scénographie de rails mouvants, Lepage évoque les chemins de fer qui déplaçaient les esclaves d’une ville à l’autre, parfois jusqu’au Québec (un pan méconnu de l’histoire, que ce spectacle va aussi raconter). «Robert Lepage a un regard empathique et intelligent sur cette histoire, ajoute Betty Bonifassi. Il veut la raconter en la rapprochant de nous, en prenant la responsabilité qui nous incombe devant la douleur qui a été subie par ces gens, et en racontant comment ils ont construit ce continent. On fera aussi honneur à la place des femmes dans cet héritage douloureux.»
Ceux qui ont travaillé avec lui à l’opéra savent à quel point Lepage est un fin mélomane. Mais, selon Betty Bonifassi, le grand public ne se doute pas de l’ampleur de ses connaissances musicales. «En plus, il a de l’oreille! dit-elle. Lui et moi sommes tous deux des amoureux des grandes voix. Je n’ai pas hésité à travailler avec lui, certes parce que c’est un génie de la mise en scène, mais surtout parce que je sais qu’il apprécie autant que moi l’émotion vocale et qu’il sait mettre en valeur différents registres de voix. Il le fait amoureusement. Et c’est merveilleux.»
Slāv
du 26 juin au 14 juillet
Théâtre du Nouveau Monde
Une production d’Ex Machina
Dans le cadre du 39e Festival international de jazz de Montréal