Fabien Cloutier : Manifeste grinçant pour l’empathie
Avec Bonne retraite, Jocelyne, Fabien Cloutier dénonce notre tendance à vouloir nous exprimer à tout prix, quitte à sacrifier des relations. On l’a rencontré à La Licorne entre deux répétitions de sa pièce la plus ambitieuse à ce jour.
«Ma première idée, c’était de parler de gens qui ont de la misère à s’aimer comme du monde», admet d’emblée le dramaturge. Avec neuf personnages réunis à souper pour souligner le départ à la retraite de Jocelyne, le public assistera à l’effritement du tissu familial des convives sur fond d’opinions émises sans nuance sur des sujets qui ratissent aussi large que notre lien à l’emploi, à la sécurité sociale et à la santé mentale.
Œillères et porte-voix pour tous
«J’ai l’impression que c’est le mal du siècle, cet hyperindividualisme-là», se désole Fabien Cloutier. Un phénomène qui n’est pas étranger, selon lui, aux réseaux sociaux, «qui devraient créer des liens, mais qui en défont». À force de trop vouloir nous exprimer, nous oublions ce qui nous unit: «C’est pas ça le progrès, de mettre autant de l’avant nos différences. Je refuse cette idée-là.» Il a choisi de camper sa pièce dans le microcosme de la famille, «la place où tu maîtrises le mieux les armes, où tu connais souvent le plus les faiblesses, les failles [des autres]».
«Comme famille, comme peuple, on n’a pas les moyens de ne pas nous aimer. On n’est pas assez. Ça donnera jamais quelque chose de bon si on décide que la moitié du monde est imbécile.» Ces réflexions sous-tendent la pièce, même elles ne seront jamais énoncées ainsi par ses protagonistes: «Je tente de faire dire le moins possible à des personnages ce que je pense.»
Ainsi, s’il se permet de montrer ses «héros» sous leur éclairage le moins flatteur et de mettre la loupe sur nos travers, c’est en partie parce que Cloutier incarne l’adage «qui aime bien châtie bien». «L’humain en général, des fois c’est dur, admet-il, mais je peux avoir de l’espoir assez longtemps sur l’humain en particulier.»
Susciter la réaction
Les pièces de Cloutier placent souvent le spectateur dans une zone d’inconfort, et sa nouvelle création ne fait pas exception. «Quand les personnages vont se mettre à discuter de l’emploi de l’un ou de la maladie mentale de l’autre, ça te fait-tu rire, ça te fait-tu mal en dedans? Ça, j’ai pas le contrôle là-dessus et j’essaie pas de l’avoir.»
Rares sont ceux qui maîtrisent à ce point l’oralité à travers les dialogues et capturent l’essence des êtres ordinaires comme Cloutier, qui cherche à travers ses textes «comment magnifier le quotidien, mais en essayant qu’il soit le plus réel possible». Pour Bonne retraite, Jocelyne, le dramaturge a aussi voulu explorer les non-dits. Si certains personnages monopolisent le discours, une attention particulière est aussi mise sur ceux qui tentent d’intercepter l’attention – sans nécessairement y arriver. «J’ai du fun avec cette structure-là. Je pense qu’on reconnaît que c’est une pièce de moi, mais moi, j’ai l’impression d’être allé ailleurs.»
Élargir la famille
Si on assiste sur scène à une rupture familiale, Cloutier a voulu lui aussi «casser sa famille» créative en incorporant de nouveaux talents. Parmi les nouvelles recrues, on compte le musicien Jean Lemay, du groupe Gorguts. Avis à ceux qui chercheraient des similitudes avec la démarche d’Olivier Choinière pour Jean dit – pièce qui incorporait un band métal sur scène –, Cloutier précise qu’il a pris une direction autre: «J’ai amené le métalleux plus que le métal.» On compte aussi le duo d’artistes Cooke-Sasseville, qui signe une première incursion dans le théâtre avec sa scénographie. Plusieurs acteurs de la relève complètent le tableau multigénérationnel: «T’as quelqu’un qui sort de l’école, du monde qui ont deux-trois ans d’expérience avec du monde qui ont énormément de métier. Ça aussi, c’est le fun que ça puisse arriver.»
Avec Bonne retraite, Jocelyne se clôt le cycle La Licorne qui a duré 10 ans (Scotstown, Cranbourne, Billy [Les jours de hurlement], Pour réussir un poulet). «Pour moi, cette période-là a été hyper importante, et c’est pour ça que c’est ma dernière résidence à La Manufacture», dit celui qui se considère privilégié d’avoir pu expérimenter en toute confiance. «C’est vraiment une opportunité rare de se sentir chez soi dans un lieu comme ça. Et je le souhaite à d’autres», confie-t-il.
Bonne retraite, Jocelyne est appelée à voyager: la pièce sera présentée au Trident à Québec en janvier et février, et au Théâtre français du Centre national des Arts d’Ottawa l’année prochaine – en plus du texte qui a été publié chez L’Instant même, avec une page couverture illustrée par le peintre et romancier Marc Séguin. L’univers de Scotstown et Cranbourne revivra pour la télé à travers la série Léo, tandis que Pour réussir un poulet est en cours d’adaptation en bande dessinée chez La Pastèque. Il n’y a pas à dire, l’œuvre de Cloutier continuera d’aller à la rencontre du public dans les prochains mois.
Du 15 janvier au 9 février
Le Trident