The Dragonfly of Chicoutimi : Être ou ne pas être
Scène

The Dragonfly of Chicoutimi : Être ou ne pas être

Une pièce qui aborde la notion d’identité, écrite dans la langue de Shakespeare par un Québécois pure laine natif du Saguenay? Yes, sir. Mais don’t worry: vous n’aurez pas besoin d’un dictionnaire ou d’une appli pour comprendre The Dragonfly of Chicoutimi.

1995. Larry Tremblay, alors jeune auteur, comédien et metteur en scène, est attablé dans un restaurant. Devant lui, un napperon en papier. Franco d’un côté, anglo de l’autre. Une étincelle jaillit dans son esprit. Il sort le petit carnet qu’il trimballe toujours avec lui et aligne les mots, sans réfléchir. En anglais. «Il y a eu une sorte de geyser de création formidable, s’exclame Tremblay. Ç’a été vraiment une belle expérience psycholinguistique, je dirais!»

Écrite pratiquement d’un seul jet en trois semaines, The Dragonfly of Chicoutimi provoque une onde de choc dans le milieu théâtral lors de son lancement. Une œuvre québécoise en anglais, qui plus est soulève la question identitaire en pleine année référendaire: quelle audace! «La pièce avait une grande résonance politique, affirme Tremblay. Maintenant, on parle beaucoup plus d’identité sexuelle et religieuse, alors que dans les années 1990, on parlait d’identité linguistique et sociopolitique. Ç’a bougé, l’identité se définit autrement.»

Yes, no, toaster

C’est à Montréal que la première mouture du Dragonfly est présentée, mise en scène par Larry Tremblay lui-même. Le seul personnage du récit est alors campé par le regretté Jean-Louis Millette. Elle est jouée pendant cinq ans avant d’être reprise en 2010 par Claude Poissant, qui en fait une œuvre chorale interprétée par cinq acteurs.

Vingt-trois années après la création de la pièce de Tremblay, Michel Nadeau, directeur artistique du théâtre La Bordée, l’inscrit au programme sous la houlette de Patric Saucier. C’est Jack Robitaille qui enfilera les habits de Gaston Talbot, un homme qui subit un traumatisme et se réveille en parlant anglais après de nombreuses années de mutisme. Une proposition déroutante pour Robitaille, Québécois de souche qui cumule 40 ans de carrière en dramaturgie dans la langue de Molière. «C’est un défi, mais dans un cadre expérimental. On vous présente un objet insolite, dealez avec comme vous pouvez.»

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Larry Tremblay     photo : Bernard Préfontaine

Singulier et inusité, le texte de Larry Tremblay surprend. Écrit dans un anglais erroné, souvent calqué mot pour mot sur le français, il risque de déboussoler le spectateur. «Il y a des tournures de phrases qui sont francophones, mais les mots sont en anglais, expose Robitaille. La prononciation n’est pas nécessairement parfaite: on va tout de suite voir que c’est un acteur francophone.» La langue va probablement être un repoussoir dans les premières minutes, selon lui. «Pour les gens de ma génération, qui ont beaucoup combattu pour un Québec plus français… c’est sûr qu’il va y avoir quelque chose d’un peu grinçant.»

Moi et l’autre

Le Dragonfly des années 1990 a suscité une réflexion sur l’identité collective. Il s’est drapé d’une métaphore, celle de la fragilité de la langue française, de son assimilation, de son extinction. Aujourd’hui, le contexte est tout autre: le Québec est ouvert sur le monde. N’empêche que la pièce de Larry Tremblay peut encore bousculer et soulever certaines inquiétudes bien fondées. «Même si ce n’est pas un enjeu de société maintenant, ça reste quand même essentiel», croit le prolifique dramaturge, dont les œuvres ont été traduites dans plus d’une douzaine de langues et produites dans de nombreux pays. «Les mots, la langue, ça fait partie de notre identité, mais les priorités ne sont plus là maintenant. Si on n’est pas vigilants, le français va peu à peu disparaître.»

La pièce touche également la sphère de l’intime et pousse même la réflexion sur la maladie mentale, voire la schizophrénie. «C’est un gars qui parle on sait pas à qui, décrit Jack Robitaille. Est-ce qu’il se parle à lui-même? Est-ce qu’il parle à des gens qu’il voit?» Selon le comédien, il y a dans l’œuvre de Tremblay une recherche sur l’identité personnelle. «Qui suis-je, qui est mon vrai moi? Qui m’assure que là, c’est pas un autre qui parle? Qui m’assure que mon interlocuteur existe vraiment? Est-ce que moi, j’existe vraiment?» La question de l’identité sexuelle y est également abordée. «C’est un gars qui a pas eu d’amour, c’est un gars qui a probablement aimé sans le dire. L’amour, les gens qu’on aime, ça fait partie de notre identité.»

Si ceux qui nous entourent façonnent qui nous sommes, c’est que l’autre est indissociable de soi. Un thème qui résonne très fort dans le texte de l’auteur. «Gaston Talbot porte le masque de l’autre pour pouvoir s’exprimer, dépeint Tremblay. Donc, c’est vraiment un rapport à l’autre, et la pièce tourne autour de ce questionnement. On a l’impression qu’il faut passer par l’autre pour se connaître. On parle beaucoup d’identité, mais en même temps, c’est l’altérité.»

Du 30 octobre au 24 novembre
Théâtre La Bordée