Denis Bernard dans le rétroviseur
Scène

Denis Bernard dans le rétroviseur

Après 10 ans à la direction artistique de La Licorne, Denis Bernard quittera en 2019 un théâtre en pleine santé dont les Montréalais sont plus friands que jamais. Rétrospective.

Voyage dans le passé. Nous voici en novembre 2009, avenue Papineau, dans l’ancien petit théâtre. Vous savez, celui qui n’avait pas encore de hall d’entrée convivial où il fait bon s’éterniser. À 50 ans et des poussières, Denis Bernard venait à peine d’entrer en fonction à La Licorne. L’acteur de renom, en plus de s’appuyer sur une remarquable carrière d’interprète, flottait encore sur le nuage de sa mise en scène de la pièce Le pillowman l’année précédente. Un spectacle tendu et percutant qui aura marqué sa carrière et dont nous gardons un vif souvenir. Dans un théâtre trop petit et trop vétuste pour contenir l’enthousiasme de son nouveau directeur, il échafaudait les plans d’un nouveau lieu et nous racontait en entrevue ses mille projets. «Je ne veux pas d’une forteresse culturelle. Je veux un lieu où y a du mouvement.»

Au cœur de cet espace finalement inauguré en 2011, un long bar savamment éclairé sert de point de convergence. «J’ai été barman à Lac-Etchemin pendant des années, nous dit-il aujourd’hui, et je sais le pouvoir rassembleur d’un bar. Je pense qu’on a réussi à ce que l’espace devienne la propriété des gens qui le fréquentent.»

Après toutes les pintes qu’on y a bues au fil des saisons après les spectacles, bien accoudé à discuter immigration, terrorisme ou féminisme, on peut dire que c’est mission accomplie. Le théâtre de réalisme social présenté à La Licorne est indéniablement déclencheur de bonnes conversations autour d’un verre. Voilà qui est à l’image de Denis Bernard: un verbomoteur grégaire en quête de vérité, de nuances, de jeunesse et de fougue.

«Il a réussi à créer un lieu vraiment cool et vraiment vivant», tranche le comédien et traducteur David Laurin, aujourd’hui codirecteur artistique de Duceppe. «J’y ai passé des journées complètes assis dans le hall à traduire des textes, sachant qu’il y aurait toujours quelqu’un avec qui prendre une pause café et discuter de mon travail en cours.» Comme bien d’autres jeunes artistes, c’est à La Licorne que Laurin a trouvé la première oreille vraiment attentive à ses projets. «Denis est un vrai directeur artistique, qui a une grande écoute et qui sait voir les forces de chaque artiste pour les faire éclore.»

«Denis est un gars de famille.» La comédienne Micheline Bernard nous le confirme. Jusqu’en 2016, elle n’avait pas eu très souvent le bonheur de travailler avec ce cousin dont elle est très proche. Les spectacles Une mort accidentelle et Des promesses, des promesses les ont réunis sur le plateau et lui ont confirmé ce qu’elle savait depuis l’enfance: «C’est un homme profondément intègre, qui est en quête de sens. Comme directeur d’acteur, il est formidable. Il parle beaucoup; il a une vision claire, mais il sait aussi magnifiquement écouter.»

Les auteurs avant tout

Certes, la maison est connue pour ses traductions et ses mises en scène de textes réalistes anglo-saxons. La Licorne a popularisé au Québec les dramaturgies incisives de Martin Crimp, Dennis Kelly, Martin McDonagh, Tracy Letts ou David Greig. Mais sous le règne de Denis Bernard, qui a instauré des résidences d’écriture à long terme pour cinq auteurs à la fois, le théâtre de l’avenue Papineau est aussi devenu un important incubateur pour la dramaturgie québécoise.

Il y a 10 ans, Denis Bernard a été le premier à reconnaître le génie de Fabien Cloutier, qui débarquait sur la scène de la Petite Licorne avec un solo un brin insolent et une langue pas piquée des vers. «C’était pas si facile de convaincre les diffuseurs de présenter Scotstown», nous dit celui qui est devenu non seulement un incontournable de la dramaturgie québécoise actuelle mais aussi un chouchou de la radio et des plateaux télé. «Je dois beaucoup à Denis, ajoute-t-il. Il a été un interlocuteur essentiel, capable d’une grande franchise. Il a respecté mon rythme d’écriture, parfois au détriment des impératifs de production et de financement qui mettent de la pression sur les artistes et nous font accoucher d’œuvres inachevées.»

Comme lui, les Catherine Léger, Fanny Britt, Jean-Philippe Lehoux, François Archambault et Jean-Marc Dalpé ont profité de ses lumières. Demandez à Denis Bernard de parler de ses auteurs et vous sentirez dans son robuste grain de voix une émotion palpable. «Je veux rester humble par rapport à ça, mais je suis crissement fier! On a créé une équipe d’auteurs que je me plais à voir dialoguer. J’aime la fantaisie de Jean-Philippe Lehoux, la langue de Fabien Cloutier, l’écriture corrosive de Catherine Léger.»

Leurs écritures, harmonisées à celles des meilleurs auteurs d’Édimbourg, de Dublin ou de New York, comme de plus en plus ceux de Barcelone ou de l’Australie, donnent aux programmations de La Licorne une rare cohérence. «Cette dramaturgie rejoint tout ce que j’aime et ce que je souhaite du théâtre, dit le directeur artistique. Un théâtre qui te fait prendre conscience de ta position par rapport à un problème et par rapport au monde.»

Deux solitudes

Anglophile, Denis Bernard a aussi voulu faire un pas vers la communauté théâtrale anglo-montréalaise, trop souvent ignorée par les francophones. En surtitrant de nombreux spectacles, il a cru attirer le public de l’autre solitude. Un geste noble et rare, faisant de La Licorne un précurseur sur la scène montréalaise. «Mais je dois avouer que c’est une zone de mon action qui m’a rendu plus souffrant, glisse-t-il. Je sens que la communauté anglophone a aimé le principe. Mais ça ne s’est pas traduit en afflux de spectateurs anglos. Il y a encore du travail à faire.»

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Micheline Bernard et Denis Bernard photo Suzane O’Neill

Pas suffisants, les surtitres? Le directeur a aussi présenté en anglais et en français la pièce Mon frère est enceinte, de Johanna Nutter, avant d’embaucher la comédienne pour le rôle principal de la pièce Les événements. Et ce, non sans risquer de déplaire à une frange du public en confrontant sur scène deux traditions de jeu qui ne se rencontrent pas très souvent. Ainsi qu’une distribution très diversifiée, pleine de nouveaux visages.

Il n’a pas l’intention de cesser de mettre en scène cette diversité. Mais, après un été de controverse autour des spectacles SLĀV et Kanata de Robert Lepage, accusés d’appropriation culturelle, le metteur en scène trouve le débat bien mal engagé.

«Je suis inquiet de voir le Conseil des arts s’emparer de cette question de manière très verticale et exiger de chaque production une rectitude absolue. Si les spectacles doivent correspondre de trop près aux volontés du politique, il y a un danger d’aseptisation. Je suis un allié des revendications des minorités, mais en art, nous avons aussi besoin que les choses soient organiques. Je crois qu’il faut développer un réflexe de remise en question de nos processus de création, mais provoquer ce changement par la voie des organes de financement me semble être une dérive un peu autoritaire. Faisons confiance aux artistes, ils sont des alliés.»

Et la suite?

Dix ans à la tête d’un théâtre, c’est bien assez, pense Denis Bernard. «Une institution doit se donner toutes les chances de faire jaillir de nouvelles idées.»

Il peut partir la tête haute et même pavoiser: La Licorne remplit ses salles à 98% et son public rajeunit sans cesse. «Il peut aussi se targuer d’avoir inventé des nouvelles manières de présenter les œuvres au public, dit son acolyte Philippe Lambert. Les 5 à 7 de La Licorne, où se combinent théâtre, bouffe et bière pour 10$, sont un vrai succès. On fait par là un vrai effort de démocratisation du théâtre.»

Bombant le torse avec raison, Denis Bernard enlèvera son chapeau de directeur artistique mais pas celui de comédien. Ne vous étonnez pas de le voir explorer d’autres avenues. Le théâtre réaliste anglo-saxon continue de le passionner, mais il confie rêver de jouer des rôles plus fantaisistes ou de monter un Tchekhov. Un nouveau départ à l’aube d’une soixantaine qui s’annonce bien remplie.