Conserver la danse
Du théâtre, il nous reste les textes et, en musique, les disques survivent aux musiciens qui les ont enregistrés. Or, qu’advient-il d’une chorégraphie à la tombée du rideau? La danse contemporaine, telle que nous la connaissons aujourd’hui, est-elle irrémédiablement vouée à disparaître? On en discute avec ceux qui tentent, et à tout prix, d’en préserver les vestiges.
La danse, contemporaine ou non, fait partie du patrimoine immatériel. On ne cristallise pas une pièce de Marie Chouinard comme s’il s’agissait d’une toile de Marcel Barbeau, par exemple. La danse s’inscrit d’abord dans le corps des interprètes, elle s’imprime dans leurs muscles, leurs articulations jusqu’au dernier tour de piste. Trop souvent, le mouvement meurt dans un dernier geste. Peu de traces subsistent des pièces, même des plus marquantes, lorsque les représentations viennent à échéance.
Alors que le ballet jouit d’un lexique standardisé (exemple: pas de bourré, saut de biche, grand jeté) pour entrer dans l’histoire, les chorégraphes contemporains n’ont jamais su faire front commun. «C’est à la base même de ce qu’est la danse contemporaine», résume Harold Rhéaume, directeur général et artistique de la compagnie Le fils d’Adrien danse et ancien président du Regroupement québécois de la danse. «Chaque chorégraphe développe sa façon de travailler, son approche.» Quand le vocabulaire et les méthodes de création varient autant, il devient virtuellement impossible de s’entendre sur une technique de notation qui conviendrait à tout le monde. La danse contemporaine, après tout, est née en réaction à la rigidité du ballet, d’un besoin de liberté.
Sésame, ouvre-toi
Au Québec, ces années-ci et depuis déjà longtemps, le format d’archivage préconisé est celui de la boîte chorégraphique. Une méthode que Ginelle Chagnon, directrice de répétition notoire et pédagogue, a grandement aidé à développer à l’époque où elle assistait le légendaire Jean-Pierre Perreault. La Montréalaise voue aujourd’hui sa vie à la mémoire des autres, à la préservation d’un certain répertoire. Une démarche qui comporte son lot de défis. «L’expérience de la danse, de l’interprétation reçue, une fois faite, ça ne s’archive pas comme tel, admet-elle. La seule place où ça s’archive, c’est dans le cœur de la personne qui l’a reçue et l’a faite.»
Mais qu’advient-il lorsque les artistes et le public se meurent, qu’il n’y a plus personne pour témoigner d’une œuvre? C’est là que le travail de Ginelle prend tout son sens, que ses boîtes chorégraphiques font office d’ultime témoin. Grosso modo, il s’agit d’un grand cartable colligeant des écrits, des disques compacts, des clés USB. Des mots, des vidéos et des images, en somme, qu’elle collecte pour préserver l’essentiel. «On peut faire de la documentation sur la régie de spectacles, sur la composition de la lumière, de la scénographie… On peut faire des entrevues, énumère-t-elle. On peut faire des entrevues avec les artistes, les concepteurs, on peut faire des entrevues avec le public aussi et on essaie de conserver les articles qui ont été écrits [au sujet du spectacle]. Tout ça contribue à faire un portrait un peu plus complet.» La multiplication des angles constitue, pour ainsi dire, le nerf de la guerre. La vision du chorégraphe n’est pas la seule qui importe. Il suffit de réunir le plus d’échos, de témoignages possible pour que s’assemblent toutes les pièces du puzzle.
Il arrive aussi que des éléments de décor subsistent, préservés par des institutions muséales. À cet égard, le Musée de la civilisation de Québec fait bonne figure. Quelques années seulement après la présentation de l’exposition Corps rebelles, Ginelle Chagnon a su le convaincre d’acquérir la Cabane de la pièce homonyme de Paul-André Fortier. Une installation de grande échelle démontée et rangée dans un coffre qui gît désormais dans sa réserve.
Partager l’information
Conserver, c’est bien, mais diffuser, c’est mieux. Inaugurée en 2016, la plateforme EC2 de la Fondation Jean-Pierre Perreault propage des extraits de ces boîtes chorégraphiques sur la toile. Un corpus qui ratisse bien plus large que l’œuvre de l’artiste qui prête son nom à l’organisme. «La mission a changé, admet la directrice générale Lise Gagnon. Avant, c’était vraiment la valorisation et la transmission de l’œuvre de Jean-Pierre Perreault. Là, depuis cinq ans, on s’est vraiment ouverts au patrimoine chorégraphique québécois au pluriel. C’est toute une autre dimension.» Au moment d’écrire ces quelques lignes, on pouvait y consulter des extraits des boîtes de Bagne de Jeff Hall et Pierre-Paul Savoie et de Cartes postales de Chimère de Louise Bédard, notamment.
L’initiative inspire. La ville de Québec a récemment vu naître le collectif Polygone formé du vidéaste David B. Ricard et des interprètes Étienne Lambert et Fabien Piché. La danseuse Geneviève Duong étudie actuellement en sciences historiques et études patrimoniales et complète le quatuor. À l’Université Laval, l’aspirante bachelière crée un précédent. Elle est la première à s’intéresser à la préservation de la danse contemporaine. «Mes possibilités de faire des liens avec le patrimoine en danse, c’est un projet de vie. Le programme est énormément teinté des démarches des enseignants, des professeurs qui sont des praticiens également. Il y en a beaucoup qui s’intéressent au patrimoine alimentaire et tout ça. Des gens qui s’intéressent au patrimoine en danse, il n’y en a pas actuellement dans le milieu universitaire à Québec.» Ensemble, les membres du groupe de recherche se livrent à un important travail de défrichage. La voie qu’ils empruntent n’est pas pavée, mais ils ont du cœur au ventre. «Il va falloir discuter avec des spécialistes dans leur domaine, prendre des modèles et voir qu’est-ce qu’on peut transposer en tout ou en partie en danse, admet Étienne Lambert. C’est pour ça que, moi, en ce moment, c’est mon frère archéologue qui me nourrit dans sa façon de travailler. Il a une méthodologie intéressante.»
Polygone travaille actuellement de pair avec Harold Rhéaume en vue du 20e anniversaire de sa pièce Les dix commandements, spectacle que le chorégraphe compte remonter avec une nouvelle distribution et transposer en film aux côtés de la réalisatrice Katrina McPherson. «Parallèlement à ça, j’ai trois beaux interprètes de Québec, Étienne, Geneviève et Fabien, qui me demandent s’ils peuvent me parler parce qu’ils ont un projet et tout ça, s’émeut Rhéaume. Je m’assois avec eux autres, moi, j’ai tout ça dans mes cartons, ils le savent pas. J’ai trouvé ça tellement touchant que des jeunes s’intéressent à la mémoire…» La première mission des quatre potes sera donc de restituer cette œuvre de 1998, le «premier gros show» d’un pilier qui fait pour eux office de mentor, une pièce qui avait jadis mis en vedette dix flamboyants danseurs, dont Dave St-Pierre et Lucie Boissinot, en plus d’avoir été présentée à la Place des Arts. Un véritable moment d’anthologie pour la danse au Québec.
Évidemment, toutes les œuvres chorégraphiques ne connaîtront pas le même sort que Les dix commandements. Peu de femmes et d’hommes de danse passeront à travers le tamis, mais ceux qui y parviendront permettront à leurs héritiers de prendre du recul. Pour savoir où on va, il faut savoir d’où on vient. «C’est pas pour dire que le passé est plus intéressant, conclut Ginelle Chagnon, ça n’a rien à voir avec ça. L’archive, c’est pas pour montrer que “ah, c’était tellement mieux dans l’ancien temps”. Arrêtons de dire ça. C’est juste des traces qu’on a laissées. La chose qui est belle quand tu vas sur la plage, c’est de voir qu’il y a eu des traces de personnes qui sont passées et qui ne sont plus là. Tu sais, il y a une poésie là-dedans.»
Dans l’air du temps
Du côté de Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ), on s’intéresse aussi de près à la question. Un groupe de travail piloté par l’archiviste Caroline Sauvageau a même fait paraître Le Guide des archives de la danse à l’automne 2015, un document de 112 pages disponible en ligne et rédigé à l’intention des professionnels du milieu. «Lors d’une rencontre, le Regroupement québécois de la danse avait mentionné son intérêt pour un type de projet comme un guide qui pourrait répondre aux besoins des petits organismes en danse, se souvient-elle. Ils ont donc approché notre institution. Par la suite, on a mis sur pied un comité avec différents intervenants.»
Les personnes citées dans ce reportage sont du même avis. Tous estiment que le public et les artistes sont de plus en plus préoccupés par les enjeux liés à la conservation, de plus en plus enclins à reconnaître la valeur du passé et vouloir le préserver. Une réponse à la dématérialisation? Peut-être bien. «Je pense que ça s’inscrit dans l’air du temps, analyse Geneviève Duong, dans un contexte socio-économique où, justement, la population est vieillissante. Nos chorégraphes établis vieillissent donc là il y a déjà la considération par rapport au legs.» Un désir de ralentir se cacherait aussi derrière cet intérêt relativement jeune, comme le croit Étienne Lambert, danseur de formation et collègue de Geneviève au sein du Collectif Polygone. «On est toujours bousculés à l’idée de faire de nouvelles créations et, à un moment donné, on se demande à quoi ça sert de bâtir ces nouveaux spectacles si on n’est pour les perdre au final!»
Ailleurs dans le monde
Le dialogue s’étend par-delà les frontières du Québec. En mai dernier, la Fondation Jean-Pierre Perreault organisait justement le colloque Entre traces et écritures, un événement rassemblant des spécialistes de France, d’Allemagne et d’ailleurs au Canada. La directrice générale Lise Gagnon en est ressortie grandie, animée d’idées nouvelles. «Il y a plusieurs façons de documenter, plusieurs façons de garder vivante les mémoires de la danse. C’est quelque chose qui ressort du colloque. Ce serait dommage de penser qu’il n’y a qu’une façon d’archiver ou de documenter la danse. Il y en a plusieurs et ça répond à des fonctions différentes. Il y a plusieurs organismes dans le monde qui vont travailler avec les archives en danse de façon très, très, très créative.»
À cet égard, le Français Boris Charmatz fait office de bâtisseur. C’est lui qui a fondé le Musée de la danse sis à même les locaux du Centre chorégraphique de Rennes et de Bretagne. Une institution franchement dynamique qui, par ailleurs, célébrera son 10e anniversaire en 2019. Il en est toujours le directeur. «Nous voulions inventer un nouveau type d’espace public pour la danse, se remémore-t-il, un véritable musée en action.» Là-bas, sur la rue Saint-Melaine, spectacles vivants et corpus inertes se croisent. Son Musée de la danse à la fois un lieu de diffusion, un laboratoire de création et une salle d’exposition. Un concept novateur et presque utopiste qui s’est avéré pérenne et qui pourrait, peut-être, inspirer les gens de chez nous.
Le Québec n’a, certes, pas encore son musée ou son exposition permanente, mais BAnQ met une myriade de dossiers à la disposition du grand public, de toute personne soucieuse d’en apprendre davantage sur notre patrimoine chorégraphique. Des vidéos, des photographies, des textes, des dessins… C’est à la succursale du Vieux-Montréal que sont conservés un total de huit fonds associés à cette thématique, ceux de Fernand Nault, Ludmilla Chiriaeff, Paul-André Fortier, Jean-Pierre Perreault, Martine Époque, Françoise Riopelle, des Grands Ballets canadiens et du regretté Festival international de nouvelle danse. Hélène Fortier, directrice de BAnQ Vieux-Montréal nous explique les choix éditoriaux derrière ce corpus qui, précisons-le, sera amené à croître au fil des ans. «On veut assurer, comme dans tous les secteurs d’activité, une représentativité. On ne peut donc pas viser l’exhaustivité et c’est pour ça qu’on travaille avec des partenaires du milieu archivistique québécois pour la conservation de ce patrimoine.»
Ils sont nombreux à mettre l’épaule à la roue, rejoindre les rangs de Ginelle Chagnon et des autres pionniers. La relève est assurée. «Moi j’ai un rêve, mais je sais pas si je vais réussir à le réaliser, confie Geneviève Duong. J’aimerais ça, en tout cas, participer à l’élaboration, avec des acteurs qui seraient intéressés, de la constitution d’un musée. […] C’est certain qu’il a des acteurs qui y ont déjà pensé, il faudrait voir comment ce serait possible d’exposer la danse.» Un projet de vie porteur qui trouvera écho, sans doute, auprès de la communauté fière et vivante à laquelle elle appartient.