Manuel Roque : Sautez dans la danse
Le passage de Manuel Roque au Festival TransAmériques en 2017 a été applaudi et lui a valu deux prestigieux prix pour sa création bang bang, une partition solo éclatée qui fera trembler les planches de la Salle Multi en janvier.
C’est une œuvre qui force l’admiration. Sur une scène dépouillée de tout décor, un seul danseur. Ses jambes montent, descendent. Montent, descendent. Il est constamment en mouvement. Son rythme est saccadé, répétitif, athlétique. Pendant longtemps, il saute, saute, saute, jusqu’à ce qu’il se mette à tournoyer, que la brume se lève et qu’il disparaisse – au sens figuré. Une pause salutaire avant la reprise des sautillements, avant la chute où le performeur se glisse dans une transe lente, hypnotique, tandis que la lumière crue fait place à la noirceur absolue.
On comprend que bang bang soit décrite comme un «objet scénique pour soliste kamikaze». On pourrait croire que c’est une épreuve, une forme de torture pour Manuel Roque, seul figurant de cette proposition insolite et cérébrale qui, au départ, devait comporter trois danseurs. «La partition était tellement physiquement difficile qu’il y avait des risques de blessures», dépeint celui qui a également chorégraphié l’œuvre. «Je n’arrivais pas, comme créateur, à enlever la difficulté de la partition pour accéder à autre chose. Et en même temps, comme être humain, j’étais très mal à l’aise éthiquement à l’idée d’imposer cette partition-là sur d’autres corps.»
Cosmologie 101
bang bang est née d’un long processus. Après avoir visionné plusieurs documentaires scientifiques, Manuel Roque a décidé de monter une proposition formelle. Cette dernière s’inspire de certains concepts qui expliquent le Grand Tout. Einstein y fait bonne figure avec sa théorie de la relativité, particulièrement en ce qui concerne ses découvertes sur la gravité. «Je me suis dit qu’à partir de là, j’allais sauter.» La physique quantique, qui décrit le comportement des atomes et des particules, s’invite également dans la partition. «Il y a beaucoup de matières en mouvement, il y a des hasards, des accidents, alors je me suis dit que ça allait bouger beaucoup.» Enfin, la théorie des cordes a rythmé la pièce: exit le comptage habituel en huit temps. «Il y a 11 dimensions, alors je me suis dit que j’allais sauter en 11.»
Cette contrainte mise en place par le chorégraphe requiert des masses de jus de bras pour le performeur. «Créer une partition de sauts pendant 50 minutes comptée en 11, ça crée énormément de problèmes de coordination entre le mental et le physique, ça rentre dans le corps, ça change tout, ça déstabilise énormément.» Un défi que Roque relève avec brio, malgré l’immense degré de complexité. «Ç’a été l’enfer très longtemps! Mais ça faisait aussi partie du projet, de ne pas me faire de cadeau. C’est à propos de ça aussi, de cette combativité-là, et de passer à travers quelque chose de difficile.»
Identité SDF
L’effort physique est colossal pour le danseur, et c’est seulement après cinq minutes de prestation que la sueur perle sur son visage, trempe ses vêtements et éclabousse la scène au passage. Ici, Manuel Roque se dévoile, impudique et authentique, et c’est par cette manifestation de son humanité qu’il brille, en toute vulnérabilité. Jusqu’à vouloir disparaître. «C’est comme un idéal, quasiment impossible à atteindre. Au bout d’un moment, il y a tellement de fatigue, et à continuer à travailler dans cet acharnement-là, il y a quelque chose au niveau de l’ego qui se perd. Ultimement, j’aimerais devenir juste une matière en mouvement, sans identité fixe… Pour moi, la disparition, elle vient de là, faire disparaître tout ce qui serait imposé au niveau de l’ego, au niveau de l’identité, pour rentrer dans des couches un peu plus subtiles, énergétiques, poétiques, que tranquillement le concret disparaisse.»
Si bang bang se veut sans trame narrative, les notions de performance, de résistance et de dépassement de soi sont au cœur de cette pièce à la fois minimaliste et magistrale, lauréate du Prix du CALQ de la meilleure œuvre chorégraphique 2016-2017 et du Prix de la danse de Montréal, catégorie Interprète en 2017. «Au sens plus large, si je regarde nos sociétés contemporaines actuelles, je pense qu’on est tous plus ou moins pris avec cette pression de performance et de rentabilité, de productivité. Je pense qu’au sens plus large, ça parle à beaucoup de monde.»
Ne pas calfeutrer les failles
Avec cette création, Manuel Roque, qui a moulé ses pas à ceux de Marie Chouinard et autres chorégraphes québécois de renom, tente également de s’ancrer dans le réel. Plutôt que de miser sur la représentation, ce prodige de la danse cherche à «être», quitte à exposer ses faiblesses. «C’est un travail sur le fameux moment présent. C’est tellement cliché, mais en même temps, c’est une quête interminable. J’ai beaucoup parlé du physique, mais ç’a été un gros travail mental au niveau de l’écoute, de ce qui se passe sur le moment. Ça me permet de passer à travers la partition. Plutôt que de la montrer, j’essaie juste de l’exécuter, pour laisser apparaître les failles, pour laisser apparaître la réalité du moment de ce performeur qui passe à travers ce truc-là.»
Celui qui a étudié en théâtre et suivi une formation en cirque avant de mettre le cap sur la danse est conscient que ces maladresses peuvent induire un jugement chez le spectateur. «Ça fait partie du deal! On s’expose à un jugement de toute façon, qu’il soit positif ou négatif. J’essaie d’être moins blessé par ça, que ça devienne un enjeu moins primordial; j’essaie de rester concentré sur la tâche, sur l’expérience physique qui est vécue et la façon de la transmettre, qu’elle soit la plus naturelle possible, avec le moins de filtres ou de sparages, de complaisance possible.»
À mille lieues des sentiers balisés, l’œuvre de Roque, brutale et abstraite, saura certainement nous provoquer, nous déstabiliser. Sans toutefois assombrir l’émerveillement qu’apporte l’expérience du spectacle vivant.
Les 16, 17 et 18 janvier
Salle Multi de Méduse
(Une présentation de La Rotonde)