Noir au Quat’Sous : mise en scène évocatrice
Dans cette expérience singulière que proposent Jérémie Niel et ses complices, Evelyne de la Chenelière, Christian Bégin et Justin Laramée, on est invité à se faire raconter une histoire déroutante. On nous la chuchote presque, dans le noir.
Campé dans le Québec rural des années 1920, Noir nous plonge dans un huis clos inquiétant où trois personnages tentent de se débarrasser d’un cadavre. Une intrigue simple qui se retrouve magnifiée par tout le travail scénographique, la conception sonore et le jeu des acteurs. Une histoire dont on reconstruit les morceaux par à-coups, comme lorsqu’on essaie de reprendre son souffle.
D’ailleurs, c’est sur des souffles haletants que s’ouvre Noir, alors que plongé dans l’obscurité, on essaie de trouver nos marques dans ces premiers instants qui déstabilisent complètement. Les bruits si caractéristiques d’une forêt nous parviennent, mêlés à des voix indistinctes et angoissées. Une course effrénée, des brindilles qui craquent, des bruissements de branches. Dans ce tout premier moment, soit on est happé, soit on ne l’est pas. Pourtant, les occasions seront multiples durant l’heure pour entrer à pieds joints dans cet univers profondément scarifié et cinématographique que nous proposent les artistes.
C’est un univers qui se murmure, qui se raconte dans les phrases entrecoupées, dans les grognements. Ne vous attendez pas à de longs dialogues, même si notre ouïe est constamment sollicitée. Le personnage le plus éloquent de la pièce est certainement le son et c’est avec lui que l’on comprend le plus de choses. L’ambiance minutieusement orchestrée par Sylvain Bellemare (Oscar 2018 du meilleur montage sonore pour Arrival de Denis Villeneuve) est une porte d’entrée vers un monde acoustique, une expérience immersive jouant sur le passage récurrent entre une infime lumière et le noir complet.
Des enregistrements sonores ponctuent la narration avec les voix de Jeanne Chaumont-Goneau et Loula Ospina-Kirouac et nous dévoilent des morceaux de cette histoire commune de famille dysfonctionnelle. Notre imagination est aussi mise à contribution lorsqu’on doit reconstituer des actions et toute la relation complexe entre les personnages à partir de simples bruits. Les tensions n’en sont que plus vives.
On distingue à peine les personnages – ce qui les rend encore plus menaçants –, mais on devine quand même leurs gestes, les mouvements nerveux de leurs corps, leur immobilité qui contraste avec le changement de temporalité. Une mouvance des événements qui s’observe dans les lumières qui s’allument et s’éteignent, donnant l’impression de regarder des images avec un vieux projecteur.
La scène est similaire à un long plan fixe dans lequel on voit nos personnages s’enfoncer de plus en plus dans cette forêt qui les avale, eux et leur noirceur. Empruntant au polar, un genre à la fois littéraire et cinématographique, Noir travaille le mystère dans la lenteur et dans un silence déroutant, ce qui révèle plus de l’âme humaine que de grands discours. Les petits secrets de bonnes gens dans le clair-obscur d’une forêt immense, vivante.
Cette manière de travailler la scénographie force le spectateur à garder une forme de distance, comme dans une salle de cinéma. Ce sentiment est exacerbé par le rythme lent, les voix basses des comédiens, le noir de la salle et leurs traits qui nous échappent. Il s’agit d’un environnement propice au décrochage, mais c’est là que la subtilité du jeu entre en ligne de compte, cette capacité à amplifier la présence avec peu de choses, la voix en l’occurrence.
Fidèle à sa démarche, le créateur Jérémie Niel offre donc ici une pièce qui travestit les formes – cette contamination du cinéma en est une preuve – tout en créant un ensemble d’émotions inattendues. Au-delà de cette histoire de crime, de laquelle on arrive à se détacher, le spectateur vit cette noirceur intimement, de manière enveloppante, ce qui crée un effet de pesanteur et d’inquiétante étrangeté.
Jusqu’au 9 février au Théatre Quat’Sous
Billeterie