Alan Lake : Chorégraphier l’intime
À quelques heures de la première, le chorégraphe Alan Lake se sent « super bien » et se livre au Voir sur sa nouvelle création Gratter la pénombre, suite de son diptyque chorégraphique entamé en 2018.
Léa Villalba : C’est la première ce soir. Que vous reste-t-il à préparer?
Alan Lake : On va finir le spectacle cet après-midi, c’est tout tout frais. Il reste beaucoup de travail puis après, on se lance! On ne sait pas comment ça va se passer ce soir. Peut-être qu’on va déjà avoir changé la pièce demain ? On est dans ce jeu-là de vouloir profiter de ces sept représentations pour faire évoluer le spectacle.
L.V : Pourquoi ce titre, Gratter la pénombre ?
A.L.: Le titre est là depuis longtemps et je n’ai pas voulu le changer. Je suis toujours dans les mêmes préoccupations esthétiques et sociales que dans Le cri des méduses. On est dans une période assez tendue, on est au point de non-retour et il faut faire quelque chose. Est-ce qu’on va dans un mur ou est-ce qu’on fait en sorte que les choses changent? Je souhaitais donc rester dans cette idée de partager un cri du monde. Et chaque interprète le fait à sa façon.
Pour cette pièce, je travaille avec des interprètes qui sont là depuis les débuts de la compagnie. J’ai voulu aller en eux-mêmes, gratter un peu la pénombre, partager quelque chose d’intime. Le but est de pouvoir démanteler cette profondeur pour en faire sortir une lumière.
L.V : Dans Le cri des méduses, tu as créé pour neuf interprètes sur une grande scène. Cette fois-ci, tu as choisi de créer quatre solos dans un espace plus restreint et intime. Quelles différences y a-t-il entre créer pour un groupe et créer pour une seule personne?
A.L : C’est extrêmement différent. Tout est différent en fait au niveau de l’écriture chorégraphique. Lorsqu’on travaille avec un groupe, on a toute sorte de possibilités, notamment les effets de masse ou encore les constructions de duo, de trio etc… Alors que dans Gratter la pénombre, l’individu est seul dans son propre espace. Il y a une sorte d’effort et de labeur qui s’installe, car ils sont seuls dans l’arène. On ne voit qu’eux.
Aussi, le dialogue est vraiment différent. On rentre beaucoup plus en profondeur sur certains éléments. J’ai travaillé avec des interprètes qui connaissent l’univers de la compagnie et qui me font confiance. Il y a eu beaucoup d’échanges. On cherche vraiment à rentrer au cœur d’une petite histoire intime et c’est tout un défi.
L.V : Votre pièce sert-elle d’exutoire aux interprètes ?
A.L : Je pense que oui d’une certaine façon. Rien qu’avec la notion du temps. Le fait d’avoir 10-15 minutes, le fait d’avoir à défendre ce dire-là, il y a une forme d’exutoire là-dedans. Un solo, c’est toujours court. Même dans une pièce longue comme Le cri des méduses, les solos aussi étaient courts, mais ils faisaient partie d’un tout.
Ici, le spectateur est autorisé à s’attarder sur une seule et même personne. Il y a une forme de dépassement de soi-même pendant un solo. À la fin du temps, ça exulte quelque chose.
Mais il reste qu’ils sont quatre. Ce n’est pas un solo d’une heure. Ça pourrait d’ailleurs être une autre grande forme, une prochaine étape peut-être avec le solo complet d’une personne…
L.V : Par quel moyen êtes-vous entré dans la création avec chacun des interprètes ? Quelle était la base du processus de création?
A.L : Le point de départ en studio, c’était « qu’est-ce qu’on fait ? Est-ce qu’on revient en arrière? Y a-t-il un sujet en particulier que tu voudrais traiter ? » Donc l’essence de la création partait d’eux.
Après, j’ai pu remarquer certains sujets similaires entre les interprètes comme une forme de persistance qui passait par une résilience, une acceptation. Puis, ensuite, cela venait à la transfiguration – donc mettre une source lumineuse dessus. Donc à partir de ce moment-là, j’ai amené certaines différences, j’ai cherché comment varier ces différentes étapes, comment les interprètes pouvaient visiter leurs zones d’ombre autrement. J’ai voulu tout de suite une différence entre chacun d’eux.
L.V : Vouliez-vous garder une ligne directrice qui rassemble toutes ces créations individuelles ou au contraire, préfériez-vous garder une certaine distance entre chaque solo?
C’était ça le défi, je voulais garder une certaine ligne directrice. Je ne voulais pas que les solos soient en actes. C’était très important pour moi de garder ces quatre personnes dans un univers, dans un non-lieu onirique. Je voulais qu’ils soient tous présents malgré le fait que ce soient des solos. Ils sont tous là, toujours présents. Chacun participe aux solos des autres, ils sont l’ombre des autres et transforment l’espace. Même s’ils sont cachés, on sent tout de même une présence.
Les quatre artistes transforment aussi le lieu qui joue le rôle du 5e protagoniste de la pièce. La scénographie est modulable et se transforme continuellement. Elle est manipulée constamment par les danseurs donc cela créer un territoire pour chaque solo.
L.V : Justement, en parlant de scénographie, vous êtes un artiste multidisciplinaire qui ajoute beaucoup d’aspects visuels et plastiques à la danse. Ici, à quoi peut s’attendre le spectateur pour cette création ? Est-ce dans la même lignée que Le cri des méduses?
A.L : Il y a toujours un aspect scénographique important dans les pièces de la compagnie, mais je le transforme. On essaye d’aller plus loin à chaque fois. La dernière création scénique est le début de la prochaine, etc… Certains éléments peuvent tout de même se retrouver plus tard, comme s’il y avait une forme de persistance, de réminiscence.
Donc oui, dans Gratter la pénombre il y a certains aspects qui reviennent, mais différemment.
Pour cette pièce, je travaille avec des interprètes qui sont là depuis les débuts de la compagnie. J’ai voulu aller en eux-mêmes, gratter un peu la pénombre, partager quelque chose d’intime. Le but est de pouvoir démanteler cette profondeur pour en faire sortir une lumière.
L.V : Les billets partent vite et les représentations sont quasiment complètes. Peut-on espérer voir cette pièce être rejouée, notamment à Montréal ?
A.L : J’aimerais beaucoup ça. Je ne peux pas en dire plus, mais on aimerait vraiment que cette œuvre se produise à Montréal.
L.V : À quoi peut s’attendre un spectateur qui vient voir votre création ? Pourquoi faut-il venir au spectacle ?
A.L : C’est extraordinaire de pouvoir voir ses artistes virtuoses qui sont rendus à un point magnifique de leur carrière. Avec Gratter la pénombre, on peut les voir dans un contexte vraiment intime. Il n’y a que 60 places pour chaque représentation. Les spectateurs sont vraiment proches des interprètes, ils sont dans la scène. C’est une proximité à fleur de peau.
Si vous aimez la démarche et la signature de la compagnie, on continue dans ce sens et il va y avoir de belles surprises, sur les matières notamment, mais je n’en dirai pas plus !
Les 7, 8, 9, 13, 14, 15 et 16 février
à la Maison pour la danse
(Une présentation de La Rotonde)
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