Antigone : Vivre en coulisses
Scène

Antigone : Vivre en coulisses

S’emmurer 31 jours pour se plonger dans l’isolement de l’insoumise Antigone. C’est la démarche choisie par Olivier Arteau, qui mettra en scène la tragédie de Sophocle au Trident en mars pour son premier grand plateau.

L’entrevue se déroule dans sa «chambre». Une vaste loge sans fenêtre tapissée de miroirs, avec toilette et douche attenantes. À partir du 5 février, Olivier Arteau dormira dans cette pièce, prisonnier du Grand Théâtre de Québec pendant un mois entier pour redonner vie à l’héroïne rebelle de Sophocle. «Il y a comme un vertige de savoir que dans 31 jours, la prochaine fois que tu ressors, tu as livré tout ce que tu avais à livrer, illustre avec passion le jeune metteur en scène. Si Antigone a la conviction de s’emmurer pour sa foi, et que le fait d’enterrer son frère lui paraît essentiel et fondamental quitte à en mourir, je me dois de parvenir à témoigner de sa conviction.»

Mis à part quelques sorties dans la cour, question de s’oxygéner, l’artiste interdisciplinaire sera circonscrit dans le bâtiment. Abolissant toute forme de distraction, ce processus singulier lui permettra d’habiter corps et âme son personnage et de comprendre sa solitude. «J’ai envie de faire l’éloge de la lenteur, de ne pas succomber au système néolibéral de surproductivité. On n’a plus de temps, et c’est nous qui sommes responsables du débordement ou du trop-plein ou de la vitesse à laquelle on s’impose d’aller, et ça, c’est une volonté ferme d’y résister. Je veux voir ce que l’ennui va générer comme source de créativité. Je veux donner le meilleur de moi-même et y consacrer tout mon temps.»

Une telle méthode exige une planification serrée en amont. Un petit lit sera livré à la loge et, avec l’aide de sa mère, Arteau aura cuisiné ses repas pour tout le mois. Une fois emmuré, il pourra compter sur son assistante à la mise en scène, Léa Aubin. Complice et ange gardien, elle prendra soin de lui pendant et après les répétitions. Celui qui est également comédien pourra alors se dévouer entièrement à son œuvre et ainsi partager son expérience avec les membres de la distribution. «Ce que je souhaite témoigner à mes interprètes en étant ici pendant 31 jours, c’est cette volonté d’y croire. Peut-être que c’est juste pour moi que je le fais, mais j’espère que ça va avoir un impact sur la manière dont moi je vais voir les choses, mais aussi dans la manière de le transmettre.»

Tragédie au féminin

Figurant parmi les œuvres les plus acclamées de la Grèce antique, Antigone a subi d’innombrables réécritures à toutes les époques et en plusieurs langues. Son personnage principal, une femme remplie d’audace et de courage qui affirme sa détermination en sacrifiant sa vie pour ses idéaux, suscite grandement l’admiration. Elle invoque la révolte passionnée contre toute forme d’oppression. Un thème universel qui s’inscrit parfaitement dans la réalité d’aujourd’hui. «Je pense que c’est quelque chose de profondément actuel, constate avec émotion Olivier Arteau. C’est quand même fou que la mort soit le moyen le plus fort pour changer les consciences! Et avec la catastrophe environnementale, la grande tragédie, c’est qu’on parle de l’humanité et qu’on ne parle pas du règne des vivants. Ce sont les vivants en ce moment qui sont en train de mourir, et le symbole que je veux transmettre dans la mise en scène, c’est qu’on tue l’espace des vivants pour encore parler de l’humain.»

Pour cette réappropriation du texte de Sophocle, trois puissantes voix du milieu théâtral expriment l’insoumission d’Antigone: Pascale Renaud-Hébert, Rébecca Déraspe et Annick Lefebvre. «Quand on m’a proposé la pièce, c’était impératif que ce ne soit pas moi qui l’adapte, affirme celui qui a récolté plusieurs prix et nominations pour ses créations. Et je ne voulais pas que ce soit le bagage personnel d’une seule femme, je voulais un éventail un peu plus grand pour nous parler de la féminité.»

Courir vers la mort

Les autrices recrutées par Olivier Arteau n’ont pas l’habitude de faire dans la dentelle. Le public doit donc s’attendre à être bousculé par les mots, mais aussi par la scénographie, qui s’annonce percutante. Le jeu des acteurs, lui, sera éprouvant. «On est rendu imperméable à la souffrance, parce qu’on en voit tellement, ça devient presque banal, et ça, c’est tragique! C’est pourquoi j’impose à mes interprètes d’être dans des actions physiques qui témoignent de l’acharnement, de la difficulté de respirer, de l’épuisement, pour que le spectateur n’assiste pas à un corps meurtri qui est symbolique ou “esthétisé”, mais qu’il assiste vraiment au dévouement d’une comédienne sur scène qui court sur un tapis roulant pendant 35 minutes.»

Crédit photo: Stéphane Bourgeois
Joanie Lehoux (crédit photo : Stéphane Bourgeois)

Voilà qui explique davantage l’acte de cloisonnement du metteur en scène. «Pour moi, c’est important d’avoir une forme de souffrance psychologique. Je ne trouvais pas ça conséquent d’en imposer autant à des comédiens et d’entrer chez moi sans avoir à m’entraîner autant qu’eux. Cet enfermement, et la volonté de faire autant d’heures sur le tapis roulant que Joanie [Lehoux] va en faire, ça va m’imposer une forme de rigueur, une forme d’empathie. Pour ce show-là, pour Antigone qui finit emmurée, ça me paraissait essentiel de subir un chouia ce que le personnage va vivre et ce que je vais imposer à mes comédiens.»

Dans la cour des grands

Olivier Arteau s’est fait remarquer tant à Québec qu’à Montréal avec Doggy dans Gravel et Made in Beautiful (Belle Province), deux pièces audacieuses et percutantes. À 26 ans, il s’apprête à mettre en scène son premier spectacle en théâtre institutionnel. Un privilège incommensurable pour l’auteur et scénariste, trois ans seulement après sa sortie du Conservatoire d’art dramatique de Québec. «Pour un premier grand plateau, une œuvre tragique permet une liberté de création qui est énorme, parce qu’il y a une décharge et une volonté extrêmement forte qui correspond parfaitement avec l’intranquillité que j’ai à 26 ans de vouloir créer. Antigone est adolescente, donc de le faire jeune, je trouve que ça colle avec cette espèce de férocité que j’ai en ce moment. Je trouve que le personnage s’arrime bien avec l’envie démentielle que j’ai de créer.»

Du 5 au 30 mars
Au Théâtre du Trident
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