Quadriptyque : la poésie du corps atypique
France Geoffroy assume pleinement son rôle de pionnière dans le paysage de la danse intégrée au Québec. Elle danse depuis 25 ans et sa compagnie Corpuscule Danse a vu le jour il y a près de 20 ans. Elle s’est aventurée sur un chemin à peine défriché et aujourd’hui, avec le projet Quadriptyque, elle construit un legs, entourée de ses alliés et de sa relève.
Quadriptyque est un projet tentaculaire, de longue haleine, dont le processus a débuté en 2016. À l’invitation de France Geoffroy, danseuse tétraplégique, les chorégraphes Lucie Grégoire, Deborah Dunn, Sarah-Ève Grant et Benoit Lachambre se sont lancés dans des laboratoires de création en compagnie d’interprètes avec ou sans handicap; la définition même de ce qu’est la danse intégrée.
Sur la plateforme web Quadriptyque, on est témoins d’un processus de rencontre avec l’autre mis en mots par les chorégraphes, mais aussi par des auteures invitées. À travers les carnets et les témoignages vidéo, l’histoire de la danse intégrée québécoise s’écrit, se vit et se dévoile. Avant même que ça ne devienne un spectacle, on prend conscience des émotions que cette rencontre suscite de part et d’autre. Entre autres pour ces chorégraphes, dont c’est le premier contact avec cette discipline.
Motivé par le manque de documentation critique sur la danse intégrée au Québec et le tabou entourant le handicap, le projet de la «danseuse à roulettes», comme France Geoffroy aime se nommer, décortique une pratique qui existe depuis les années 1980. En Europe et aux États-Unis, cet art inclusif a connu un réel essor avec l’apparition de plusieurs compagnies de danse intégrée comme AXIS Dance Company aux États-Unis, fondée en 1987, et CandoCo en Angleterre, fondée en 1991.
Au Québec, Corpuscule Danse est la première compagnie de danse intégrée à voir le jour en 2000, avec une mission orientée vers la recherche, la création-diffusion et l’enseignement. En presque 20 ans d’existence, c’est la deuxième fois que la compagnie se retrouve sur une scène comme celle de L’Agora de la danse, car la perception du handicap sur la scène chorégraphique professionnelle reste un tabou persistant et les projets demeurent peu nombreux. «On parle beaucoup d’inclusion, mais est-ce que la danse intégrée est vue au même titre que la grande danse contemporaine?» se questionne France Geoffroy. «En art, est-ce qu’on est rendu à se dire qu’un interprète handicapé sur scène est un interprète à part entière? Je soulève ces questionnements, car j’ai vécu ces tabous.»
Quadriptyque cherche justement à renverser cette perception, mais aussi à donner des clés de compréhension. «L’idée de France était de garder des traces des processus de création, car, souvent, c’est vécu en vase clos», explique Marie-Hélène Bellavance, interprète, artiste visuelle et codirectrice artistique de Corpuscule. «Dans le contexte de la danse intégrée, la démarche est vraiment teintée par cette diversité de corps.»
Mettre en scène le corps atypique
Dans le projet, ils sont cinq à vivre avec un handicap. France Geoffroy a perdu l’usage de ses jambes à la suite d’un accident de plongeon en 1991. Maxime D.-Pomerleau est atteinte du syndrome de McCune–Albright qui la force la plupart du temps à être en fauteuil roulant. Marie-Hélène Bellavance est amputée des deux jambes; parfois, elle danse avec ses prothèses, d’autres fois non. Mélanie Labelle, ancienne danseuse de swing acrobatique, est devenue tétraplégique après une fausse manœuvre en 2016. Roya Hosini, jeune Australienne break-danseuse, est venue au monde unijambiste.
Et ils dansent, en compagnie des autres interprètes, car «ces corps atypiques sont aussi bons pour transmettre des idées, des histoires et des émotions», relève Maxime D.-Pomerleau.
La pièce de Sarah-Ève Grant s’apparente à de la performance avec une attention accordée au dialogue dans lequel le discours autour du handicap est apparent et traité avec une touche cynique et humoristique. Tandis que dans celle de Benoit Lachambre, le travail est plus animal, relève France Geoffroy. Quatre interprètes y gravitent les uns autour des autres comme des créatures soudées, dans une approche somatique. Dans son duo mettant en scène Marie-Hélène et Georges-Nicolas Tremblay, Lucie Grégoire interpelle les grands espaces et la lenteur. Quant à Déborah Dunn, elle est partie du film Casablanca qu’elle déconstruit à sa guise avec théâtralité.
La danse intégrée, c’est travailler à partir des possibles, contourner les incapacités et proposer de nouveaux langages chorégraphiques. «Ça nourrit mon travail, pas juste dans la représentation, mais aussi à l’intérieur, dans l’intention, exprime Marie-Hélène Bellavance. Il y a une démonstration physique, mais aussi toute une expérience non visible du corps. Lorsqu’on laisse transparaître ce qui nous a traversés dans nos vécus physiques, dans nos pertes et nos fragilités, ça donne de la force au travail chorégraphique et esthétique.»
La rencontre des fragilités
Quadriptyque se décline aussi à travers l’exposition Itai dôshin [un même cœur dans des corps différents] qui débute le 25 avril à la Maison de la culture du Plateau-Mont-Royal et à laquelle se greffe le quatrième volet À mes yeux, c’est similaire de Sarah-Ève Grant.
«L’exposition ne met pas juste de l’avant les processus de Quadriptyque, on y parle de manière large de la rencontre avec l’être humain, de la rencontre avec la différence, car on a les mêmes mécanismes quand on rencontre l’autre, qu’il ait un handicap ou non», explique Marie-Hélène Bellavance, qui conçoit cette exploration documentaire avec l’artiste Marzia Pellissier.
Inspiration et bases d’un héritage
«Se projeter dans une carrière d’artiste quand tu es une personne handicapée n’est pas quelque chose de simple, il faut qu’il y ait des modèles», affirme France Geoffroy. Et c’est ce qu’elle représente pour les jeunes artistes qui prennent part à Quadriptyque. Un modèle.
«France a fait du défrichage et je pense que je suis là pour continuer ce défrichage-là et contribuer à faire connaître la danse intégrée à travers ma propre multidisciplinarité, déclare Maxime D. Pomerleau. Je prends de plus en plus conscience de la rareté de ces compagnies, de ces propositions et du fait que c’est à nous de les amener.»
D’après la jeune artiste, un des problèmes à résoudre est l’enseignement. L’accessibilité à la formation comme artiste professionnel lorsqu’on est dans une situation de handicap est quasi inexistante. «Je pense que l’un des défis, c’est de faire reconnaître notre expertise, notre talent, nos expériences et la valeur de nos productions et de nos recherches, poursuit Maxime D.-Pomerleau. Dans les 10 prochaines années, si on veut qu’il y ait une relève plus forte, plus développée, plus formée, ça va être une question à aborder au niveau des institutions, au niveau des approches.»
Le Conseil des arts du Canada a été le premier à offrir des programmes de subventions aux artistes avec handicap ou aux organismes qui les incluent dans leur pratique à la suite du rapport Regard sur la pratique des artistes handicapés et sourds du Canada, publié en 2010. Le Conseil des arts et des lettres du Québec et le Conseil des arts de Montréal sont quant à eux en discussion pour se munir de lignes directrices similaires.
«Je pense que ça va se développer, possiblement dans les prochaines années, croit Marie-Hélène Bellavance. En ce moment, on parle beaucoup de diversité. Il y a beaucoup de projets qui se font autour de cette thématique et de l’acceptation de la différence. C’est dans le discours ambiant et ça va peut-être amener d’autres interprètes à se révéler aussi.»
Quadriptyque I-II-III
Du 8 au 11 mai
À L’Agora de la danse
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Quadriptyque IV : À mes yeux, c’est similaire
Le 16 mai
À la Maison de la culture du Plateau-Mont-Royal
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