Tous des oiseaux : Mouawad dans la violence des langues
Voici le retour de l’enfant prodige. Depuis l’affaire Cantat, Wajdi Mouawad s’est fait discret au Québec, mais est pourtant très actif à Paris, où il dirige le théâtre La Colline. Dans Tous des oiseaux, de passage au Festival TransAmériques (FTA) et au Carrefour international de théâtre de Québec, on retrouve son goût pour les grandes fresques identitaires sur fond de guerre et de déchaînement des passions. Discussion avec l’acteur Jérémie Galiana.
Ce soir de décembre 2018, La Colline est en proie à un subtil enivrement. Les spectateurs savent que Tous des oiseaux, précédée d’une rumeur favorable, marque un certain retour de Wajdi Mouawad aux grandes formes tragiques qui ont fait sa renommée. Dès que le rideau s’ouvre sur l’amour naissant des jeunes et fougueux Eitan et Wahida, on sent que l’ébranlement sera du même ordre que celui qu’avaient provoqué Littoral et Incendies, œuvres de jeunesse au souffle haletant, portées par une narrativité toute-puissante.
Et c’est bien le cas. Plus en forme que jamais, Mouawad raconte dans cette fresque multilingue l’amour impossible d’un juif berlinois et d’une New-Yorkaise d’origine palestinienne, dont l’union réveille les douloureux secrets du passé et leur inscription dans les conflits religieux millénaires. De l’Occident pluraliste, où la pièce tisse une trame de récits d’exil, jusqu’à un conflit israélo-palestinien où le sang coule sans relâche, la pièce expose une violence crue qui se propage d’une génération et d’un continent à l’autre.
Transmettre la haine
Sommes-nous porteurs de la violence de nos ancêtres? Est-on condamnés à «perpétuer la chair et le sang»? Voilà les grandes questions que déroule ce spectacle dans un ballet linguistique à la puissance théâtrale inédite. En allemand, en anglais, en arabe et en hébreu, les quatre heures de représentation exposent la soif de paix d’un homme frappé par l’adversité familiale, devant un père emmuré par une foi aux contours haineux. Armé d’amour et de raison, le jeune Eitan tentera de freiner la propagation de la haine, découvrant au passage quelques vérités troublantes au sujet de ses origines.
«Autour d’Eitan, tout le monde porte une vision très fermée de l’identité, explique l’acteur Jérémie Galiana. Or, la pièce montre que ces identités figées n’existent pas et que nous construisons celles-ci de façon morcelée au fil de nos vies, dans une progression en mouvement constant. Il faut assumer son origine, d’où on vient, mais l’identité ne s’y confine pas. L’identité, c’est bien davantage là où on va.»
Qui plus est, Eitan, un étudiant en sciences, croise ce questionnement avec des considérations génétiques, pavant la voie à une passionnante sous-intrigue scientifique, qui rappelle celle d’lncendies. «Je ne porte pas dans mes chromosomes cette vieille haine», oppose-t-il à l’idée qu’ont ses parents «d’honorer les lois anciennes». La science et la raison peuvent-elles atténuer les traumatismes des guerres du Proche-Orient, guérir les hommes des douleurs d’Auschwitz et paver la voie à la réconciliation? Questions en suspens.
Wahida, l’immigrante à la beauté destructrice
À New York puis à Jérusalem, Tous des oiseaux suit aussi la quête de la belle Wahida, croisant son destin à celui du légendaire Léon l’Africain – symbole d’exil et icône musulmane convertie au christianisme. Dans ce que l’on pourrait percevoir comme un jeu d’intertextualité avec le roman d’Amin Maalouf consacré au personnage, Mouawad écrit quelques grands dialogues sur l’identité et sur le paradoxe d’un homme qui est devenu «son propre ennemi».
Devant la beauté de Wahida et la pureté de sa quête, pourtant, tous crachent leur venin. «Elle force la rencontre entre deux mondes que l’histoire a toujours opposés, analyse Jérémie Galiana. Et de ce choc naîtra la violence la plus foudroyante. Wajdi n’a peut-être jamais fait naître de personnages s’exprimant de manière aussi brute et aussi cruelle. Dans ce contexte familial tendu, les mots sont coupants.»
La langue est tranchante, certes. Mais le corps n’est pas plus tendre. Claques et crachats aux visages servent à incarner une violence encore plus ferme, celle qui gronde au lointain, là où la guerre accumule les querelles et les victimes. «Wajdi a une capacité inouïe de représenter la haine et de plonger à fond dans ces territoires troubles, souligne Galiana. C’est un travail artistique important que d’aller sur ce terrain, pour tenter de comprendre et de juguler la violence humaine.»
Un grand savoir-faire scénique
Finies, dans le travail scénique de Wajdi Mouawad, les violentes giclées de peinture rouge sang. Tous des oiseaux se présente a priori comme un travail très sobre, alignant les corps devant un grand mur noir modulable, sur lequel se dessinent des décors à la craie. Devant ces esquisses emmêlées qui se superposent parfois les unes aux autres en gardant une trace des traits anciens, on pense à l’impossibilité de se défaire des liens douloureux du passé.
Mais surtout, Mouawad n’a rien perdu de son intelligence du plateau, orchestrant les déplacements et les transitions avec fluidité et superposant les lieux et les époques dans un délicieux artisanat scénique. Il n’y a pourtant pas de surcharge, l’ensemble demeurant épuré et aéré, histoire de laisser surtout les mots percuter la scène.
Construite patiemment au fil d’un long processus de répétition en étroite collaboration avec les acteurs, cette esthétique rappelle évidemment le travail collectif qu’il orchestrait à ses débuts avec des acteurs de Québec et de Montréal. «Tout le monde a été intégré dans le processus créatif, confirme Jérémie Galiani. C’était par exemple très important pour lui d’avoir en tête les voix des acteurs pour entamer l’écriture.» Un processus sans doute passionnant, vu les mondes géographiques et linguistiques portés par cette distribution étoilée.
En arrière-plan, Mouawad évoque l’image de l’oiseau, volant d’un bout à l’autre du monde en faisant fi des frontières et en se moquant bien des divisions des hommes. Eitan voudrait bien les suivre. Nous aussi.
À Montréal dans le cadre du Festival TransAmériques (FTA)
Du 22 au 27 mai
Au Théâtre Jean-Duceppe
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Dans le cadre du Carrefour international de théâtre de Québec
Le 3 juin
Au Grand Théâtre de Québec (salle Louis-Fréchette)
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