SOIFS Matériaux au FTA : Célébration
Scène

SOIFS Matériaux au FTA : Célébration

J’aurais aimé pouvoir commencer cette critique en disant que Marie-Claire Blais peut se passer de présentation, mais ce n’est pas le cas. Encore à ce jour son œuvre immense est trop peu fréquentée. Considérée par plusieurs comme l’une des plus grandes écrivaines de son époque, je n’hésiterais pas une seconde à la placer comme l’une des autrices québécoises, francophones et américaines les plus importantes. Depuis La belle bête et Une saison dans la vie d’Emmanuel au tournant des années 1960, son œuvre n’a cessé de se diversifier et de faire entendre une voix unique en littérature. Avec le cycle Soifs – entamé en 1995 pour culminer 23 ans et 10 livres plus tard –, elle a su ériger un monument littéraire sans égal, un labyrinthe narratif d’une maîtrise vertigineuse. Si la fréquenter comme seul lecteur peut sembler pour certains un défi, tenter de l’adapter pour le théâtre serait presque impensable.

C’est pourtant à cela que nous convie le duo Denis Marleau et Stéphanie Jasmin avec SOIFS Matériaux, pièce pour laquelle ils se sont adjoints plus d’une vingtaine de comédiens, six musiciens, dont un quatuor à cordes. Les livres de Marie-Claire Blais sont un tour de force tant sur le fond que sur la forme: basé sur une île des tropiques, un petit microcosme met en scène les maux qui affligent nos sociétés dans une langue ample qui ne prend jamais de temps d’arrêt (aucun paragraphe ni chapitre et à peine quelques points se retrouvent dans chaque roman). Daniel (Emmanuel Schwartz) et Mélanie (Sophie Cadieux) font une fête pour célébrer le dixième jour de naissance de leur troisième enfant, Vincent. Y sont conviés les amis écrivains, la tante Renata (Anne-Marie Cadieux), Esther (Christiane Pasquier), la mère de Mélanie, et tant d’autres. Au travers de ces célébrations, ce sont les tourments de tout un chacun qui prendront les devants de la scène, avec en trame de fond les atrocités qui ne cessent de meubler les pages de journaux. Entre les tensions raciales et les problèmes d’immigration, entre la violence faite aux femmes et les vies de ceux qui vivent en marge de notre société, Marie-Claire Blais a toujours été une écrivaine sensible aux tractations sociales. Dans la violence du cours des jours, où trouver la lumière? Là réside le questionnement fondamental de Soifs.

Pour faire parler ces voix qui, dans le texte, vont et viennent, fonctionnent tantôt en torrents, tantôt en spirales, où le fil de la pensée est sans cesse interrompu, mais jamais oublié, le défi dramaturgique était colossal. Le choix de Marleau et Jasmin en est un sans concession, à la hauteur de l’œuvre de Blais: ils sont demeurés fidèles à ses changements narratifs sans désirer lui insuffler trop de théâtralité. Ainsi, les acteurs passent du «je» au «il» pour parler d’eux-mêmes, narrant leurs propres actions entre deux dialogues. En résulte une proposition organique, hautement littéraire, qui fait briller l’intelligence stylistique de Marie-Claire Blais. La scène, sur deux paliers avec une alcôve pour loger l’appartement, comporte de grands écrans sur lesquels des vidéos viennent placer tantôt géographiquement, tantôt métaphoriquement, les récits qui s’y déploient. La présence des six musiciens ajoute une profondeur non négligeable à la proposition. Sachant que l’œuvre de Marie-Claire Blais en est une où la musique est importante, Marleau et Jasmin ont su l’intégrer à merveille. Le Quatuor Bozzini rythme presque chacune des scènes (les larmes m’ont d’ailleurs monté aux yeux à multiples reprises, comme lors de leur interprétation de La jeune fille et la mort de Schubert à la fin du premier acte), alors que Philippe Brault (contrebasse) et Jérôme Minière (guitare) font vivre chaque moment de célébration avec une subtilité qui n’a d’égal que leur talent.

Je pourrais vous dire qu’Anne-Marie Cadieux est simplement parfaite en Renata, mais il ne faudrait pas que j’oublie de mentionner toute la justesse de Christiane Pasquier en Esther, la force tranquille qu’Emmanuel Schwartz insuffle en Daniel, la désolation de Marcel Pomerlo en Jacques, etc. Il n’y a aucune fausse note d’interprétation, pour une première, dans une proposition s’étalant sur quatre heures. C’est un tour de force. Comme dans les romans de Marie-Claire Blais, la pièce n’orbite pas autour d’un personnage, mais ce sont les personnages qui orbitent autour d’enjeux, et SOIFS Matériaux semble l’avoir compris à la perfection. Peut-être à ce point-ci de ma critique trouvez-vous que mon enthousiasme déborde un peu trop, mais j’aurais envie de vous dire que non. Plus encore. J’aurais envie de vous dire que SOIFS Matériaux est l’une des propositions théâtrales les plus fortes à avoir été monté au Québec dans les dernières années, quelque chose comme un incontournable. Une réussite sur toute la ligne, mais surtout, une célébration de l’une de nos plus grandes œuvres littéraires. Une pièce comme un monument.   

À l’Espace GO
jusqu’au 3 juin, dans le cadre du FTA
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