Un héritage doux-amer
Campée dans le Chicago des années 1950, la pièce Héritage, traduction de A Raisin in the Sun de Lorraine Hansberry, raconte l’histoire d’une famille afro-américaine démunie, de leurs dilemmes, de leurs rêves et de leurs déroutes. C’est une autre époque, dira-t-on, mais en même temps, face à ce récit, on prend conscience de la fragilité de nos acquis.
La famille Younger est pauvre et mène sa petite vie misérable dans le South Side de Chicago. À la mort du mari de Lena Younger, une éclaircie se profile à l’horizon dans la prime de 10 000$ que l’assureur verse aux membres de la famille. Tous ont des rêves qui miroitent avec l’annonce de cette bonne fortune. Walter Lee, le fils de Lena, cherche un sens à vie et ne pense qu’à se lancer en affaires. Sa sœur Beneatha, féministe à la quête de son identité, veut poursuivre des études en médecine. Ruth, la femme de Walter Lee qui attend un enfant non planifié, pense à l’avortement et ne rêve que d’une maison. L’espoir de la vie meilleure et l’argent (dans une nouvelle maison) agissent comme fil conducteur, motivent les disputes, font s’entrechoquer les visions.
Le personnage de Karl Lindner amène sur la table le sujet de la ségrégation en offrant à la famille Younger une somme d’argent pour qu’ils abandonnent l’idée de venir vivre dans un quartier blanc. Mais l’argent ne peut soigner toutes les blessures.
Dans le texte de Lorraine Hansberry, il y a le fait d’être Noir dans un pan douloureux de l’histoire, mais il y a aussi le fait d’être femme dans une famille noire à cette époque-là. Le black feminism ne naîtra qu’une décennie plus tard lors du mouvement des droits civiques aux États-Unis. Lorsque Ruth pense à la possibilité de mettre fin à sa grossesse et que Lina somme son fils d’être un homme et de dire à sa femme de ne pas tuer son bébé, on grince des dents. Mais ce n’est pas cette part du récit qui dérange. La perspective n’est pas la même et le simple fait d’amener ce sujet était audacieux. C’est que par les temps qui courent, on se croirait 60 ans en arrière.
L’histoire d’Héritage ne vieillit pas, malheureusement. Elle facilement transposable. Universelle. Touchante, assurément. On aurait aimé croire que nos progrès sociaux ne soient pas menacés à chaque tempête, mais les enjeux traités dans la pièce sont encore insidieusement réels. Chaque endroit a des familles comme celle dont on parle que par le biais de statistiques sur la pauvreté et sur les inégalités socio-économiques. Sans parler de la persistance du racisme et des préjugés.
Elle était très attendue cette pièce et extrêmement bien reçue à juger par le ravissement d’un public conquis. Son statut au sein du répertoire de théâtre afro-américain et le fait qu’elle ait été la première œuvre d’une autrice noire à être produite à Broadway lui confère une aura de patrimoine. Et cette première traduction francophone qui mobilise une distribution presque entièrement noire lui ajoute quelque chose d’historique. Cette diversité tant de fois réclamée est bien présente. Reste à voir s’il s’agit de l’histoire d’une saison. Il faut oser la diversité dans les pièces qu’on adapte, mais dans la création également. Voir cette scène, et aussi ce public – jeune et diversifié – ne devrait plus être exceptionnel.
Et parlons-en de cette distribution intergénérationnelle qui nous fait nous demander: mais où était tout ce talent? Les codirecteurs de Duceppe disent qu’ils auraient pu faire trois distributions différentes avec les auditions.
À part un début un peu lent marqué par des glissements dans l’interaction entre les personnages, la pièce a vite adopté un rythme fluide et cohérent. Les monologues qui ponctuent les échanges accompagnés des notes du trompettiste Jason Selman étaient bouleversants. On est bien heureux de cette ouverture de saison au Théâtre Duceppe qui permet à une œuvre de revivre… et de nourrir les conversations.