Philippe Soldevila : Identitaire et inclusif depuis 30 ans
Scène

Philippe Soldevila : Identitaire et inclusif depuis 30 ans

Percer en ce domaine est une chose, mais durer en est une autre. En cette ouverture de saison des plus costaudes, le cofondateur du Théâtre Sortie de secours et de Premier Acte en vient à l’heure des bilans. 

On entend souvent que la vie, c’est comme une roue qui tourne. Ça ne pourrait pas être plus applicable à Philippe Soldevila et en cette rentrée-ci, cet automne qui aura vu renaître Les Sept Branches de la Rivière Ôta (il était l’assistant de Robert Lepage en 96) puis son oeuvre phare intitulée Le miel est plus doux que le sang et coécrite avec Simone Chartrand. Deux jours sépareront même ces relectures, fascinant hasard, comme si le maître et son élève s’étaient passé le témoin. La poésie de cette image a de quoi émouvoir, certes, mais l’actuel invité du Périscope est depuis devenu un pilier de notre scène en ces propres termes. 

Or, tous nos grands dramaturges n’ont pas le budget des diamantaires. Sans filtre et lucide, Philippe se risque à jaser finance avant même qu’on ne songe à le questionne sur le sujet. La passion, pour reprendre l’adage d’Alexandre Fecteau, adjoint de Philippe à une certaine époque, a le dos large dans ce métier. Mais les aveux de l’auteur et metteur en scène hispano-québécois désarçonnent vu l’éclat de son étoile. Sa réputation qu’il n’a plus besoin de défendre. «Aujourd’hui, on ne peut pas, comme compagnie, nous là, Sortie de secours, faire Le miel est plus doux que le sang sans prévoir un déficit. C’est impossible avec les subventions qu’on a. […] Nous, quand on était dans la relève, quand on était jeunes, on se payait comme on pouvait. On s’en foutait. Mais à partir du moment qu’une compagnie est subventionnée, là t’as des devoirs, des comptes à rendre vis-à-vis de ta communauté, des comédiens. On veut bien les payer. Les prix des décors, des salles et des comédiens augmentent toujours, mais le montant des subventions ne suivent pas. Ce qui fait qu’on a moins de pouvoir de création après 30 ans… C’est triste, mais en même temps, sincèrement, on fait malgré tout partie des privilégiés qui peuvent avoir des sommes récurrentes. C’est très difficile de se plaindre. […] Ce qui est vraiment très amusant, c’est qu’un jour, les gens vont regarder la dramaturgie québécoise et se dire qu’à partir des années 90, l’individualisme prend forme, qu’il y a de plus en plus de spectacles solo et de duo… Mais ça n’a rien à voir avec ça! C’est parce qu’on n’a pas d’argent.»

Christian Essiambre dans Les trois exils de Christian E. en 2010   (crédit: Nicola-Frank Vachon)

Baptisé ainsi à la mémoire d’une toile mystérieusement égarée de Salvador Dali, un personnage dans la pièce par ailleurs, Le miel est plus doux que le sang avait inauguré la saison initiatique de Premier Acte. C’était aussi, pour lui, une façon de remonter à la source, célébrer ses racines espagnoles. «Tu vois, Tauromaquia [en 1989], c’était déjà une première tentative par la tauromachie et Picasso. Ensuite, Le miel, c’est que je suis tombé sur un livre de mon père. Mon père était prof de littérature espagnole. Je suis tombé sur un livre qui s’appelait Lorca, Dali, Buñuel : L’énigme sans fin. […] J’ai vécu deux ans en Espagne quand j’avais 10 et 11 ans. J’ai été élevé par deux parents espagnols donc à la maison, on parlait espagnol et dans la rue, on parlait français. J’étais une bibitte rare. Moi, je suis né en 62 donc imagine quand j’avais 8 ou 10 ans… On était “Les Espagnols”. Y’avait pas beaucoup d’immigration à l’époque. Je suis passé dans le journal quand j’étais petit, avec un article du genre Noël chez les Soldevila ou je sais pas trop quoi. C’était un reportage sur nos coutumes. On m’arrêtait au centre d’achat pour me demander quelle langue on parlait. Quand ma mère me parlait espagnol, j’haïssais ça pour mourir. Moi, je voulais être comme les autres. Je voulais me fondre au décor, mais après ça, ça a switché. C’est devenu vraiment une source de fascination et j’en fais mon métier de la question d’identité, la rencontre des cultures, tout ça.»

Savina Figueras et Elie St-Cyr dans Le miel est plus doux que le sang en 2019   (crédit : Nicola-Frank Vachon)

Oser et miser sur les différences. Ça aura donc été le leitmotiv de l’oncle Soldevila (oui, le muraliste Phelipe est son neveu) dès ses tous débuts. Quand la pièce qu’il remonte ces jours-ci au Périscope a vu le jour, les drames sombres et tristes étaient légions sur nos scènes. Le ton ludique et fantaisiste de Philippe tranchait considérablement d’avec celui de ses collègues, se souvient-il. Les comédies, même ponctuées de répliques poignantes, n’étaient pas à l’ordre du jour. «Je ne sais pas [si les modes ont changé depuis], mais c’était glauque à l’époque et partout au Québec. Je me souviens… Gérald Gagnon venait de jouer avec Anne-Marie Cadieux, un duo, une pièce qui s’appelait La Nuit et c’était d’une violence… […] C’était heavy. Il venait de jouer là-dedans et là, dans Le miel, il campait Buñuel. Lui, en répétition, je te jure… Ça a pris jusqu’à la première pour qu’il embarque vraiment. Il trouvait ça bizarre. Et c’est un ami! C’est comme s’il embarquait pas dans cet esprit, dans cet univers-là. Il se demandait si c’était pas ado, bébé ou tout ça, si ça manquait pas de profondeur. À la première, ça a fait un gros boom!, ça a explosé dans la salle. À partir de là, Gérald était le gars le plus fier au monde!»

Simone Chartrand (comédienne et coautrice) et Gérald Godin dans Le miel est plus doux que le sang en 1995 (crédit : Marie-Chantale Vaillancourt)

Présentée à La Licorne et à guichets fermés pendant deux saisons consécutives, cette pièce maîtresse du théâtre de Philippe Soldevila est venue asseoir les bases de sa dramaturgie en plus de lui permettre de voir du pays. Il aura déversé son miel un peu partout au Québec, de même qu’en France et au Nouveau-Brunswick. Depuis, il a fait un tabac avec sa trilogie acadienne, multipliant les partenariats avec le Théâtre de l’Escaouette de Moncton, notamment pour Les trois exils de Christian E. «Marcia Babineau, qui est encore la directrice, était venue voir Le miel à sa création et elle nous a invités. C’est la première qui nous a invités, pour cette pièce-là, à l’extérieur de la ville. Quand je suis arrivé là-bas, j’ai capoté! D’abord, parce que moi, je me consacrais, entre guillemets, aux cultures étrangères pour réaliser que j’en avais une juste à côté, que je connaissais pas, avec une identité bien différente de celle des Québécois. Moi, ça a cliqué tout de suite. Je me suis dit: “je vais vivre ici un jour’’. J’ai eu un sentiment d’appartenance. Je développe des théories par rapport à ça, ce pourquoi je trippe autant en Acadie. Bon, faut pas généraliser avec tous les Acadiens, mais ils ont souvent une langue dans la rue, une langue à la maison. Marcia se fait dire qu’elle parle mal français et elle se fait dire qu’elle parle mal anglais. Toute la question de l’identité mixte, c’est sûr que ça me rejoint. […] Quand je suis arrivé là, j’étais un bon Québécois pour eux, dans le sens qu’ils font des jokes de Québécois. On est leurs Parisiens, on est emmerdants. Moi, je suis arrivé avec un regard impressionné par rapport à leur culture donc c’est sûr qu’ils m’ont aimé beaucoup. J’ai pas eu un regard hautain.»

Après Le miel est plus doux que le sang, après cette version 2.0, l’homme de théâtre retournera à ses relations dans le 506 pour poursuivre le cycle amorcé par Maria et les vies rêvées, une nouvelle série de fictions biographiques qui s’articule autour de personnages féminins, des histoires qu’il brode également aux côtés d’Agnès Zacharie de Pupulus Mordicus – cobattiseuse de Premier Acte avec Martin Genest et lui. Tout est dans tout, qu’ils disent. Et Philippe Soldevila, en création, est du genre loyal. 

Le miel est plus doux que le sang
Au Théâtre Périscope
Jusqu’au 5 octobre
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