Nathalie Doummar, mère-plume
Scène

Nathalie Doummar, mère-plume

Sissi est présentée à partir d’aujourd’hui au théâtre de La Licorne, deux ans après l’énorme succès de sa première pièce, Coco. Un texte où Nathalie Doummar aborde notamment la question de la maternité, à cheval entre deux cultures… Portrait d’une auteure à suivre.

Elle hésite à commander un café, son troisième ce matin, puis opte finalement pour une orange. À quelques jours de la première de Sissi, où elle interprète le rôle-titre, Nathalie Doummar est tendue. «Je dors assez mal en ce moment. C’est la première fois que j’ai un aussi gros rôle, je parle du début à la fin de la pièce! Sissi est vraiment un personnage central, c’est elle qui leade. Cette pièce, c’est un gros morceau.» 

Certes, il y a eu Coco en 2017, sa première pièce, celle qui l’a révélée comme auteure et dans laquelle a interprété le rôle éponyme. «Mais on était cinq sur scène et je pouvais m’appuyer sur les filles. Coco pouvait être en mineure, c’était les autres qui avaient beaucoup de choses à dire», nuance la comédienne, stressée. D’autant que le public sera au rendez-vous; une semaine de supplémentaires vient d’être ajoutée au calendrier.

Coco, comme un héritage

Le théâtre, c’est une vocation pour Nathalie. «J’ai toujours voulu être comédienne, depuis que je suis petite. Je regardais les enfants à la télévision et je me disais “comment ça se fait qu’ils peuvent faire ça?” On vivait avec mes parents en banlieue, à Ville-Saint-Laurent, on n’avait aucun contact avec le show-bizz. C’était donc très inaccessible pour moi», raconte la jeune femme de 36 ans. 

Une fois au Cégep, elle voit ses amis se faire refuser les uns après les autres dans les écoles de théâtre, et rechigne à tenter les auditions. Elle fait donc comme la plupart de ses camarades et s’inscrit à l’université en enseignement. «J’aimais beaucoup l’enseignement, mais je sentais que c’était pas ça qui me ferait vibrer. J’aurais regretté de ne pas avoir essayé le théâtre…» Après deux ans de métier au primaire, à 25 ans, elle se décide enfin à passer les auditions. C’était maintenant ou jamais.

«Après le Conservatoire, y’en a qui décolle tout de suite, mais on était quelques-unes à pas vraiment avoir de projet… Il fallait donc créer nos projets. Je suis tombée enceinte quelques mois plus tard et là j’ai eu le goût d’écrire. J’avais envie que ma fille ait quelque chose, comme un héritage.» Ça a donné Coco. Le théâtre La Licorne lit la pièce et la prend tout de suite à sa programmation. S’ensuit un beau succès pour la jeune auteure. «C’était vraiment inespéré ces réactions! J’ai un gros attachement pour La Licorne, mon théâtre préféré. C’est comme une famille.»

En 2015 lui vient l’idée d’écrire Sissi, alors qu’elle s’occupe de sa fille de deux ans. Elle se questionne alors beaucoup sur la maternité, le couple, la famille… Sissi, c’est l’histoire d’une immigrée égyptienne dans la trentaine, mariée et jeune mère. En pleine crise existentielle, elle cherche à prendre du recul avec sa culture d’origine: Sissi veut apprendre à être mère autrement. Elle voudrait être une maman plus zen… Elle se lie alors d’amitié avec une Québécoise de souche, dont Sissi envie beaucoup la confiance en elle. Dans sa crise de couple, la jeune immigrée ne veut rien savoir de la garde partagée et tient absolument à garder sa famille ensemble. Elle cherche alors toutes les solutions possibles pour se sentir comblée.

Y sentirait-on un peu de projection personnelle? «Oui il y en a, reconnaît Nathalie, elle-même d’origine égyptienne et aujourd’hui mère de deux filles. Mais la pièce exacerbe beaucoup les choses.» Sissi n’a pas fini de grandir. Ça nous rappelle un peu le groupe de filles dans Coco, des amies d’enfance qui n’en sont pas vraiment sorties. «Quand on est jeunes, on pense que quand on aura trente ans les choses se seront installées, posées. Mais pour moi, tout est à refaire à trente ans, rit Nathalie. Donc je me dis que ça sera pour les quarante ans! J’ai hâte que les choses se posent…»

Mère égyptienne et mère québécoise

Sissi lui permet notamment d’aborder son combat intérieur entre deux cultures avec deux visions très différentes de la maternité:

«Ce rapport à l’enfant qui est ici moins dans l’autorité, dans le fait de couver ou de s’inquiéter, ça me fascine, confie l’auteure. Il y a beaucoup de don de soi dans la culture égyptienne. Une bonne mère, c’est celle qui se donne entièrement. Ici, on est dans une société où on dit aux mères de prendre soin d’elles pour que leurs enfants soient heureux. Dans ce nouveau mode de pensée, il faut que la mère soit heureuse et solide pour que le reste de la famille aille bien. Chez moi, le fait de se choisir d’abord, pour une maman, peut être perçu comme égoïste. Alors que c’est nécessaire – même si j’ai pas encore atteint la capacité d’être en paix avec le fait de me choisir d’abord. Pour moi, qui suis séparée et en garde partagée, c’est constamment une lutte intérieure de vouloir se reposer, tout en me disant qu’une “vraie” mère devrait tout le temps avoir son enfant avec elle.»

Nathalie Doummar et Élisabeth Sirois    (crédit : Sylvie-Ann Paré)

Un sujet très d’actualité, mais qu’elle n’a pas choisi pour cette raison: «Je ne suis pas capable de décider mon sujet. Y a quelque chose qui me travaille et il faut que je le catalyse et que je le mette sur papier, car c’est mon seul salut». Cette anxiété dans la maternité, ce sentiment de se perdre en tant que femme dans son rôle de mère, Nathalie les aborde donc de front dans sa pièce.

«C’est un tabou, mais les femmes commencent à en parler de plus en plus, notamment grâce aux réseaux sociaux. Les gens se dévoilent, mais il y a le jugement qui nous rattrape, on se compare… On a accès à des gens qui s’ouvrent et sont vulnérables, mais aussi à des photos de mamans parfaites. On est bombardés des deux. C’est dur de voir constamment le modèle parfait, image sur image. Heureusement, il y a des témoignages plus humains qui viennent ponctuer tout ça et qui nous calment, mais… Y a encore du travail à faire.»

Aller dans le texte en profondeur

Il s’agit donc d’une pièce très intime, dans laquelle l’auteure se dévoile beaucoup – sans pour autant signer un texte autobiographique. En créant Sissi, ce personnage qui lui ressemble, Nathalie était en plein dans la maternité et elle connaissait «cet espèce d’abîme dans lequel on est quand on se sent complètement dépourvu». «On a grandi dans ces images de familles nucléaires blanches, qui nous ont été martelées dans l’inconscient. Donc j’ai pas encore fini de me sentir incomplète. Mais ça s’en vient, je travaille là-dessus.»

À la mise en scène, on retrouve Marie-Ève Milot, qui avait déjà dirigé Nathalie dans Chiennes. Une metteure en scène «groundée et centrée» selon l’auteure, qui l’amène à mieux être dans l’instant présent. «Elle a fait un travail d’analyse de mon texte que j’étais pas capable de faire moi-même, indique Nathalie. Je n’ai pas ses notions en dramaturgie et en études féministes; moi j’y vais à l’instinct, je ne connais rien d’autre que ce que j’ai vécu intimement. Marie-Ève comprend des choses, et quand elle me dirige je trouve ça génial. J’aurais pas été capable d’aller chercher ces nuances-là; plus le temps passe, plus des couches du texte se révèlent. Je la vois travailler et je suis en entière confiance.»

Sur scène, l’auteure retrouve notamment son comparse Mathieu Quesnel, qui l’avait dirigée pour Coco. Il lui propose ensuite de co-écrire L’amour est un dumpling, présenté à La Licorne. Dès la première collaboration, ça clique tout de suite entre les comédiens, qui vont dans Sissi jouer ensemble pour la première fois: «Les deux, on a un cerveau qui fonctionne de manière un peu atypique. On est un peu éclatés et pas très calmes, commente Nathalie. J’espère qu’on va pouvoir continuer à travailler ensemble. Ça fait du bien de savoir qu’on est pas tout seul à avoir la tête partout à la fois…»

Entre la plume et la scène

En plus de Sissi qui commence ce soir, Nathalie est également en résidence d’écriture au Théâtre Jean-Duceppe pour quelques années, afin écrire une pièce pour le grand plateau. Il y aura aussi Le Loup, un court texte écrit pour les 5 à 7 de Duceppe et mis en scène par Chloé Robichaud, avec Maude Guérin et Luc Saulnier sur les planches. N’oublions pas Téodore pas de H, la série web récompensée d’un Gémeau que Nathalie a écrit et dans laquelle elle joue un rôle – une fille qui fait beaucoup d’anxiété. L’équipe travaille actuellement sur une deuxième saison, cette fois plus centrée sur son personnage. 

Enfin, il y a eu Delphine, un court-métrage écrit par Nathalie, réalisé par Chloé Robichaud et sélectionné en compétition officielle au dernier Festival du film de Venise. Si l’auteure a moins d’expérience en jeu caméra, elle indique avoir très envie de développer ce côté-là. Bref, un agenda bien rempli… et qui stresse un peu Nathalie.

«Je suis sur tellement de projets à la fois! J’aurais aimé avoir le luxe de penser juste à Sissi en ce moment. C’est dur de donner de la tête à tout ça en même temps. Je pense que je ne suis pas faite pour ça, j’ai besoin d’avoir un projet à la fois. Oui, c’est une bonne chose que tout débloque. Mais je ne me vois pas faire ça pour toujours. J’ai l’impression de ne pas avoir la physionomie pour supporter autant. Je suis pas bonne pour compartimenter les choses; tout se mélange. Là j’ai vraiment hâte de jouer Sissi, mais j’ai d’autres projets d’écriture en même temps… J’envie cette possibilité de ne faire qu’une seule chose.»

Mais pas possible d’arrêter l’écriture, une nécessité pour Nathalie, un métier qu’elle souhaite exercer le plus longtemps possible. Quand elle se surprend à envier les auteurs qui ne font que ça, elle se demande pourquoi elle ne fait pas comme eux. Faire une chose, pour se concentrer et se perfectionner vraiment. «La vie serait tellement plus relaxe… Mais c’est impossible, parce que j’ai beaucoup trop de plaisir à jouer. Je me retrouve dans un groupe comme Sissi, où parfois ça marche pas du tout, mais parfois ça décolle là et il y a des moments de grâce… Et là j’aime beaucoup être sur scène. C’est mon premier amour.»

Même dans l’écriture, Nathalie divise son temps entre la scène et les scénarios. «C’est beaucoup plus organique pour moi d’écrire du théâtre. Pour l’écran, c’est complètement différent, plus compartimenté. Quand les scènes avec les personnages ont été approuvées, je m’amuse avec les dialogues et c’est là que je trouve un souffle. À l’écran, comme on peut switcher d’un endroit à l’autre ou faire des flashs, j’ai découvert un terrain de jeu fantastique. Mais c’est le tout début, j’ai encore beaucoup à apprendre…»

Nathalie Doummar    (crédit : Chélanie Beaudin-Quitin)

Avec sa silhouette frêle et ses traits d’adolescente éternelle, Nathalie ne fait pas du tout son âge. Et on l’imagine avec plusieurs bras, à l’image d’une Shiva des temps modernes, jonglant avec ses différents rôles et passions, comme une schizophrène professionnelle qui puise dans ses angoisses l’encre de ses jolis textes. Mais nous on y va un rôle à la fois: le prochain c’est Sissi, et on a hâte de la rencontrer.

Sissi
Du 21 octobre au 29 novembre

Au Théâtre La Licorne
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