Disparu.e.s : réinventer la famille
Scène

Disparu.e.s : réinventer la famille

C’est un huis-clos familial comme on les aime que propose actuellement le théâtre Jean-Duceppe, avec cette pièce de l’Américain Tracy Letts. August: Osage County, ici traduit en français par Frédéric Blanchette, avait notamment fait l’objet d’une adaptation au cinéma avec en vedette Meryl Streep et Julia Roberts. Dans cette mise en scène de René Richard Cyr, la distribution compte notamment Marie-Hélène Thibault, Sophie Cadieux ou encore Hugo Dubé. L’histoire – qui a valu à son auteur un Pulitzer en 2018 et 5 Tony Awards -, c’est celle de trois sœurs qui se réunissent chez leur mère malade après avoir appris la disparition du paternel.

Une comédie noire, où l’on rit tout autant qu’on se tend de malaise devant la dynamique étrange des Weston. C’est que si cette famille est dysfonctionnelle, elle reste très vive, fonctionnelle en tout cas dans l’esprit et la répartie. « C’est une vraie force pour un texte d’avoir ces deux tons-là, indique Marie-Hélène Thibault, qui a répondu à nos questions dans le marathon de la semaine de première. Et quel plaisir de naviguer entre ces genres ! De dire une phrase qui fait éclater de rire 800 personnes, tout en étant dans le drame… Ça va chercher toutes les cordes d’un comédien. »

L’interprète a beaucoup travaillé et étudié le texte. Et elle avait hâte de monter sur scène pour la première, en ce 22 octobre. « On redécouvre complètement la pièce quand le public la reçoit ! Au début, j’étais pas emballée après la première lecture. J’ai surtout vu le mélodrame et j’ai pas tout de suite saisi l’humour. Il y a beaucoup de secrets, je trouvais ça intense… On a bien géré ça finalement, on ne tombe pas dans le ridicule. » Si la tension autour de la disparition du père est bien là, la légèreté revient avec la vie quotidienne, même si elle côtoie le drame. Et la famille se retrouve à manger du poulet ensemble entre deux révélations.

Un hommage à la mère forte

Marie-Hélène Thibault joue Barbara, l’aînée de la famille. Une femme forte, dont le personnage s’inspire de la mère de Tracy Letts. L’actrice Marie-Josée Bastien s’était également glissée dans les souliers de Barbara lorsque la pièce avait été jouée en 2014 à Québec, et elle en garde le souvenir d’un des meilleurs rôles de sa carrière. « Barbara, je l’ai tout de suite aimée, comprise et respectée, confie Marie-Hélène Thibault. J’ai toujours envie de défendre le personnage et de montrer que j’ai un peu de lui en moi. Je ne cherche jamais à me distancier de mes rôles. On se ressemble toujours un peu – même quand ils sont sombres. Barbara est à la fois très forte et pleine de fragilité, dans un moment où tout s’écroule autour d’elle. Elle arrive à en parler avec cynisme et drôlerie. Elle tombe, même physiquement, mais elle se relève. »

Avec 13 personnages, Disparu.e.s a été un solide travail de groupe, qui demande à la comédienne d’être plus dans l’attention que dans la concentration sur scène. « Merci d’avoir formé ce groupe-là », disait Christiane Pasquier, qui interprète la mère, au metteur en scène. Autant de bagages très différents qui ont finalement formé un groupe homogène et riche selon Marie-Hélène Thibault : « On était beaucoup, chacun arrivant avec son propre rythme de travail. Mais on est vraiment portés par le groupe au final. J’adore être sœur avec Sophie (Cadieux) et Évelyne (Rompré). C’était ma première fois avec Sophie, et ça s’est fait tout seul. Dans cette histoire de famille, c’est sûr qu’on se projette dans nos propres relations… Moi je regardais Christiane, qui joue ma mère, et j’essayais de lui ressembler à certains moments. »

Pour orchestrer cette distribution pléthorique, il y a René Richard Cyr, que Marie-Hélène retrouvait 25 ans après leur première collaboration – il avait monté une des pièces de finissants quand elle était à l’école de théâtre. « René Richard a vraiment confiance en ses interprètes, il est très rassurant. Il est capable aussi de pousser quand il faut, et il est juste dans tous les sens du terme », décrit la comédienne.

Un drame intime dans une maison étouffante

La pièce figure une Amérique en déroute, qui a perdu beaucoup de repères et qui doit perdre ses certitudes. « Ça me va, que cette Amérique soit revisitée. Faut avancer, même si on pense à ce qu’on a perdu, indique Marie-Hélène Thibault. La famille aussi faut la réinventer. Elle doit être un lieu où il fait bon être, où on sait que nos enfants ne nous sont que prêtés… Ils n’ont ni à payer ni à réaliser nos rêves ratés. Et puis, c’est quand même mieux d’avoir un souper chaleureux en famille aux deux mois qu’un souper désagréable toutes les semaines ! »

Dans cette famille dysfonctionnelle, au sens où elle ne remplit pas sa fonction, on finit par voir de la lumière en creusant dans le texte. Et si la pièce se passe en Oklahoma, elle pourrait très bien se jouer ici. « Les personnages ne sont pas des cowboys, ce sont des universitaires », relève la comédienne. Mais il y a cette chaleur toute sud-américaine ; c’est tout un défi d’ailleurs, de rendre ce huis-clos dans une maison étouffante sur la grande scène du théâtre Duceppe. Même contraste, alors qu’il faut projeter dans l’immense salle le drame très intime qui se joue dans Disparu.e.s.

Mais les personnages très travaillés et complets de Letts sont rendus à la perfection par des comédiens à fleur de peau – on salue l’excellent jeu de l’hilarante Sophie Cadieux ou celui tout en froideur de Christiane Pasquier -, qui versent autant dans l’humour que dans le drame et la douleur. Un exercice de fildefériste qui fait passer les deux heures de spectacle comme un instant.

Disparu.e.s
Jusqu’au 23 novembre
au théâtre Jean-Duceppe
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