Non, Robert Lepage n’est pas le seul grand maître du théâtre à Québec
À jamais associé à la scène de Québec, à ses rôles de L’Avare et de Salieri dans Amadeus, Jacques Leblanc est largement considéré par ses pairs comme l’un des plus grands acteurs de la province. Pourtant, son nom et son oeuvre immense manquent, trop souvent, à la culture de beaucoup de gens.
Une poignée de jours avant d’enfiler les robes de La Duchesse de Langeais de Michel Tremblay, le comédien nous donne rendez-vous au 31 rue Mont-Carmel, cette école de la cité fortifiée d’où il jongle entre son poste de directeur du Conservatoire d’art dramatique et ses contrats de haute voltige. On s’est assis avec lui pendant trois quart d’heure, mais c’est passé en un clin d’oeil.
La liste de collaborateurs pour ce spectacle que vous allez bientôt présenter au Trident est impressionnante. Alan Lake avait déjà travaillé avec Fabien Piché, Keith Kouna avec Vincent Gagnon, Marie-Hélène Gendreau avec vous, bien sûr, mais ces trois entités-là ne s’étaient jamais rejointes autour d’un même projet…
Non, mais ça marche! C’est vraiment le fun. J’avais déjà travaillé avec Vincent sur un show pour Volkswagen Jazz à partir de l’oeuvre de Jacques Poulin il y a quelques années. On avait fait ça pendant le Festival de Jazz sur la scène de La Bordée. Plusieurs musiciens partageaient la scène avec moi, dont lui. Vincent, c’est quelqu’un de formidable. Vincent, d’abord, il a toujours le sourire et quand il joue, on voit qu’il aime ça. C’est extraordinaire.
Keith est quelqu’un de plus secret. Il a cet humour, mais c’est un poète aussi. Il écrit très, très bien. Il a composé des chansons pour le show qui sont assez percutantes et très, très, très émouvantes. J’aime bien être en scène avec lui.
Finalement, j’en déduis que Vincent, Keith et Fabien partagent l’espace scénique avec vous. Est-ce qu’ils sont amenés à se costumer?
Oui, bien sûr! […] C’est dans l’univers de La Duchesse de Langeais. Il y a un moment où elle dit que tous les dimanches après-midi, ils se réunissent pour faire de la musique de chambre. Toutes les grandes de Montréal étaient là. Donc, nous, on personnifie ça, si on veut. C’est dans cet esprit-là et c’est un show de gang. En même temps, c’est un monologue, c’est l’histoire de ce personnage-là, mais avec une plus-value.
En me préparant, je suis allée relire l’entrevue qu’on avait faite ensemble en 2017. Vous m’aviez dit que vous pensiez, avant de recevoir l’appel d’Alexandre Fecteau pour Amadeus, que L’Avare avait probablement été votre dernier grand rôle. En termes de répliques à apprendre, de texte costaud. Or, après avoir joué Salieri et remporté le Prix Paul-Hébert, vous êtes-vous dit que là, cette fois, c’était vraiment votre dernier grand rôle?
En fait, on ne sait jamais ce que l’avenir nous réserve.
Après L’Avare j’étais fatigué, aussi. C’est un rôle très exigeant et ça adonnait avec mon entrée en poste au Conservatoire. Ce n’était pas la même chose que de diriger La Bordée, pas du tout! Donc je suis sorti des représentations de L’Avare et je me disais, effectivement, que c’était peut-être mon dernier grand rôle. Et je trouvais ça formidable!
Là, j’ai 61 ans. C’est extraordinaire d’encore faire de si grands rôles comme celui de La Duchesse de Langeais.
En plus, c’est complètement différent de L’Avare et de Salieri!
Oui, c’est vraiment autre chose!
On est ailleurs. Vous jouez une drag queen, c’est du Michel Tremblay aussi, c’est un autre ton… Pour vous qui avez joué plein du répertoire classique et qui avez six Prix Paul-Hébert à votre actif, est-ce qu’il y a quand même une insécurité, un trac ou une peur à l’idée de jouer ce personnage qui vous emmène à vous transformer autant?
Il y a une peur, mais cette peur-là, il faut lui mettre des reines, la guider, l’atteler. […] On est à deux semaines et un peu moins de l’avant-première et je suis vraiment très près [du but]. Ça fait longtemps que je sais mon texte, on a travaillé là-dessus dès les mois de mai et de juin. En attendant la première, tout ce que je fais présentement c’est que je bonifie toutes ces affaires-là. J’huile ça et, encore là, le huilage va très bien. C’est que je vais encore plus profondément, mais j’ai peur, c’est sûr…
De par la nature du rôle? Parce que c’est pas banal, jouer une drag queen…
C’est pas banal, mais on a pris des décisions par rapport à ce personnage. Ce qui me faisait le plus peur quand j’ai commencé à aborder le rôle, vraiment, c’était l’extérieur du personnage. Je me disais qu’il ne fallait pas que le public ne retienne que l’extérieur de ce gars-là. Le costume, la façon de parler, les gestes… Oui, ça fait partie de l’affaire, mais il n’y a pas juste ça.
Ce qui est le plus intéressant dans cette pièce-là, c’est tout ce qu’il y a en dessous de ça, tout ce qui motive ce personnage-là, sa façon d’être, sa façon de bouger, comment est-ce qu’il en est venu à 60 ans d’être comme ça. C’est ça qui est le plus intéressant. […] Pour moi, c’est un vertige parce que c’est un abîme quand même important, toute l’intériorité de ce personnage-là. C’est grave ce qui lui est arrivé, ce vers où il est rendu, ce comment il n’est pas capable de se départir de ce que les gens alentours ont fait de lui. Il s’est créé ce personnage pour contrer cette douleur intime qu’il avait dès son enfance.
Il passe par une montagne russe d’émotions, aussi, dans la pièce…
Oui et un moment donné, ça devient dark et pas à peu près! C’est sûr qu’on rit parce qu’il fait quand même beaucoup de gags, il a le tour, il est très volubile… Il sait manier la langue de toutes les façons possibles! C’est très cru, aussi, cette pièce-là. Ça, au départ, je me disais: ‘’mon dieu, je dirai pas ça devant le monde, c’est pas vrai.’’ Mais j’ai déjà joué Hosanna de Michel Tremblay, qui est un peu issu du même univers.
C’est sûr que les personnages vivent pas du tout la même chose… et heureusement! La Duchesse a 60 ans et Hosanna, il avait 33 ou 34 ans. À ce moment-là, je devais avoir 40 ans, quelque chose comme ça. La Duchesse, elle, est rendue beaucoup plus loin dans sa vie. Il en a vécu énormément, il est revenu de plusieurs affaires et là, il fait comme une coupure importante de quelque chose, dans sa vie, qui est l’amour. C’est comme s’il se détachait de choses inutiles, de choses qui lui font mal.
Quand je jouais Hosanna, c’était comme un déshabillement, un strip-tease corporel. Plus ça allait, plus il enlevait ses vêtements de femmes pour se retrouver tout nu à la fin, mais il faisait un strip-tease émotif aussi. Dans La Duchesse de Langeais, le personnage-titre fait un ménage émotif, je dirais.
Il a quand même beaucoup de problèmes à commencer par l’alcool. Lui, il a dû en prendre des shooters! Donc, ouin. Cette affaire-là m’a fait peur au début, à commencer par le langage. C’est cru, on parle de cul…
C’est parce que c’est tellement loin de vous!
C’est loin de ce que je suis dans la vie. Ça, c’est sûr… Mais quel bonheur de pouvoir faire ça! C’est ça qui est merveilleux dans ce métier-là, c’est effrayant d’avoir la permission de faire des affaires de même après avoir joué Salieri, justement, qui était un personnage d’un raffinement tel. La Duchesse de Langeais est son contraire.
En même temps, alors que vous en êtes en pleine préparation, vous êtes amenés à faire l’émission En direct de l’univers pour Nathalie Simard. On s’entend que, ça aussi, c’est différent.
Je trouve que je suis choyé par la vie. Vraiment.
C’est que l’éventail de rôles que vous avez été amenés à jouer dans votre carrière est extrêmement large. Vous avez aussi été le Monsieur Gazou Sur la rue Tabaga et Monsieur Arrêt-Stop dans Le Village de Nathalie, des personnages extrêmement marquants. Est-ce qu’il a des gens qui vous ont connu à cette époque-là, à la télévision, et qui maintenant vous suivent au théâtre?
Oui et je me fais encore parler de ces personnages-là presque tous les jours. Des gens qui m’arrêtent dans la rue et même, l’autre jour, j’ai fait une entrevue avec une gang de gars qui sont des fanatiques de Canal Famille. Ils ont déjà filmé une entrevue avec moi du temps où j’étais à La Bordée, mais là ils sont en train d’écrire un livre là-dessus. Ils sont venus m’interviewer il y a deux ou trois semaines pour parler de Monsieur Gazou et du tournage de Sur la rue Tabaga. […] Après, c’est sûr que je me fais parler du Village de Nathalie encore plus souvent parce que les cotes d’écoute étaient plus grandes. On parle de 800 000 personnes par épisode en moyenne. C’était énorme.
En faisant En direct de l’univers pour Nathalie, j’ai réalisé, de par la vibe sur le plateau et ce que les gens ont écrit sur la page Facebook de l’émission, à quel point cette fille-là occupe une place importante dans le coeur de beaucoup de gens.
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Évidemment, y’a une grosse différence entre un rôle à la télévision et un rôle au théâtre. La manière de jouer n’est pas du tout la même. Est-ce ça demande une grosse adaptation pour un acteur?
Oui, c’est sûr. Sauf qu’au départ, il y a le jeu. Le jeu, le personnage, ce qui lui arrive, la situation dramatique. Que ce soit dans n’importe quel niveau de jeu, y’a toujours ça au départ. C’est là-dessus qu’on travaille. Le reste, c’est juste du volume ou de l’ouverture physique où, tout d’un coup, ça peut devenir caricatural dans certains cas.
J’ai tourné un film y’a pas si longtemps avec Thomas Rodrigue. C’est pas encore sorti. Bien sûr, ça faisait longtemps que j’avais pas fait de la caméra. Thomas me disait «faites rien, tout passe.» Tout dépend la grosseur de plan. Quand c’est très serré, tu fais plus rien du tout, tu fais juste tourner l’oeil et c’est suffisant. Avec des plans plus larges, tu peux jouer un petit peu plus gros.
Quand on faisait Le Village de Nathalie, on jouait comme au théâtre. Il y avait trois caméras aussi. Généralement, ça, maintenant c’est plus rare. Moi, je me souviens que je faisais continuellement des interventions directement à la caméra, des apartés. C’était très théâtral de faire ça! Dans le théâtre classique, on passe notre temps à nous adresser au public et, après, à revenir dans la situation. Donc le jeu, ça demeure toujours la même affaire, mais c’est sûr que de jouer pour le jeune public, faut aussi être le plus vrai possible.
Vous dites que ça faisait longtemps que vous n’aviez pas joué pour la caméra. Espérez-vous encore ce grand rôle-là à la télé, qui serait peut-être un rôle dramatique?
Oui, j’aimerais ça faire ça. Vraiment. Faut dire que j’ai pas d’agent, non plus. Avant que je devienne directeur du Conservatoire, à l’époque où je commençais à être un peu tanné de diriger La Bordée pour toutes sortes de raison, j’ai rencontré des agents et j’avais même envie de déménager à Montréal, j’avais envie de changer après avoir passé 12 ans dans le même théâtre. Après avoir été l’un des gros employeurs, revenir à la dynamique d’attendre que le téléphone sonne, on dirait que j’en étais pas capable.
Je me suis donc dit que j’allais prendre un agent et que je partirais pour Montréal pour jouer au théâtre, mais aussi faire de la télévision, de la publicité. Je vais faire d’autres choses!
Finalement, le Conservatoire est arrivé et j’ai décidé de rester à Québec. Québec, c’est ma ville, quand même. C’est pas ma ville de naissance, mais ça fait quand même 40 ans que j’y réside. Je suis très implanté, les gens me connaissent beaucoup ici. À Montréal, les gens de théâtre me connaissent. Les gens de cinéma ou de télévision, eux, ne me connaissent pas. C’est parce que je n’ai pas d’agent et que je n’ai jamais forcé là-dessus. Mais… j’aimerais ça! Oui, j’aimerais ça faire du cinéma. J’ai fait plusieurs courts, mais j’aimerais ça faire un long-métrage, un grand film, un grand rôle.
En tout cas, peut-être qu’un réalisateur va lire ça et penser à vous… Parce que lorsque le théâtre à Québec est vu de l’extérieur ou par les néophytes, c’est comme s’il n’y avait que Robert Lepage. C’est tout. On l’adore Robert, bien sûr, mais il y d’autre chose…
Dernièrement, La Presse + a commencé à s’ouvrir un peu à ce qui se passe à l’extérieur, mais les autres médias montréalais ne parlent pas de ce qui se fait ici ou très peu. À part, bien sûr, des fois où Robert fait des premières ou lorsqu’il ouvre un théâtre.
Robert, c’est une vedette internationale. Son nom va être dans les encyclopédies de théâtre, c’est sûr. C’est un génie. Il a inventé des choses, il y a mis le théâtre québécois sur la map. Il est du niveau de Peter Brook et de tous ces grands metteurs en scène.
Mais ça témoigne de la vitalité du milieu, non? Robert Lepage a pas poussé tout seul dans son petit pot. Il a tout un écosystème autour de lui…
Absolument.
Quelques noms à retenir
(Inscrits aux crédits d’une pièce, il en va d’un gage de qualité!)
Alexandre Fecteau
Marie-Ginette Guay
Marianne Marceau
Hugues Frenette
Jack Robitaille
Lucien Ratio
Maxime Robin
Olivier Arteau
Anne-Marie Olivier
Marie-Hélène Gendreau
Charles-Étienne Beaulne
Nancy Bernier
Frédérique Bradet
… et bien sûr: Jacques Leblanc!
La Duchesse de Langeais
Du 12 novembre au 7 décembre au Théâtre du Trident
Billets en vente ici