Le fantasme de la disparition volontaire
Scène

Le fantasme de la disparition volontaire

Actuellement à l’affiche, les pièces Hope Town de Pascale Renaud-Hébert et Ceux qui se sont évaporés de Rébecca Deraspe évoquent la disparition volontaire. Entretien croisé avec les deux auteures autour de ce thème fascinant et dérangeant.

Voir : Comment vous est venue l’idée d’aborder ce sujet dans une pièce?

Rébecca Deraspe : C’est venu naturellement. Des livres sont apparus dans ma vie, dont Les Évaporés du Japon, qui parle du phénomène des disparitions volontaires là-bas ; on recense 100 000 disparitions dans le pays par année. Au même moment, j’ai lu Disparaître de soi, une tentation contemporaine, du sociologue français David Le Breton. C’est un essai autour du désir qu’on a tous, plus ou moins secrètement et profondément, de s’extraire de notre propre identité et vie. Ces deux livres m’ont beaucoup inspirée.

Il y a eu un fait divers en même temps : on a retrouvé en Saskatchewan une jeune fille de Rimouski qui avait été portée disparue il y a quelques années. Elle était juste partie de façon volontaire… Je suis devenue vraiment fascinée par ces histoires, cette volonté de refaire la mise en scène de soi-même ailleurs.

Pascale Renaud-Hébert : Tout est parti d’une histoire que m’a racontée une amie journaliste. Elle travaillait pour une chaîne télé qui diffusait des avis de recherche, et un jour un homme a appelé et a dit à la réceptionniste : «Je ne suis pas disparu. Je suis parti, je ne veux pas que ma famille me retrouve, et je veux que vous arrêtiez de diffuser ma photo». Ça a été l’élément déclencheur de ma réflexion. J’ai aussi autour de moi quelques personnes dont un membre de leur famille a coupé les ponts. Dans ces histoires-là, en général, y a pas de justification ou de drame qui explique ça. C’est là que j’ai imaginé l’histoire d’un garçon qui a décidé de quitter sa famille pour refaire sa vie, sans le dire à personne…

Et comment ça se transpose sur scène?

P. : Ça commence avec une rencontre fortuite entre une sœur et son frère disparu. Elle lui pose plein de questions… mais à un moment la vérité est dite : c’est une disparition volontaire. Et puis il y a la famille qui panique. C’est un drame épouvantable pour ces familles car elles ne peuvent jamais faire leur deuil ; il y a toujours l’espoir que la personne est en vie quelque part, qu’elle revienne… 

Ce drame est mis en opposition avec la volonté d’être autre chose qu’un membre de cette famille. C’est ça pour moi qui est le nœud de l’affaire. L’intérêt de la réflexion, c’est la question de la survie de l’humain, qui passe par la disparition. C’était important que le frère soit parti à l’adolescence : c’est une période d’affranchissement, où on n’a pas encore été tant que ça envahit par tous les filtres de la société. On est plus connecté à notre instinct. Quand t’es parent ou grand-parent, avec les attaches que t’as construit, disparaître devient beaucoup plus complexe…

J’ai aussi voulu rendre les dialogues très réalistes. Je cherche toujours à mettre le plus d’humanité dans mes personnages, pour qu’on s’y reconnaisse. Ça reste des humains avec des limites.

R. : Ceux qui se sont évaporés, c’est l’histoire d’une fille qui s’enfuit de sa propre vie. Mais au niveau de la forme, les spectateurs vont toujours devoir se repositionner sur leur façon de recevoir le spectacle… Je suis arrivée en salle de répétition avec une mise en scène éclatée parce que je savais pas comment aborder ça de façon formelle. Je voulais pas faire une pièce de mœurs. C’est très complexe, donc j’avais pas tant envie de l’expliquer ; je voulais trouver une façon de parler de ça sans forcément avoir une réponse claire à offrir. On avait aussi envie d’avoir une troupe assez éclectique pour que le public puisse se retrouver et se dire «ça pourrait m’arriver à moi aussi de faire ce choix».

Deux pièces sur le même sujet, au même moment au théâtre… 

P. : Quand Rébecca a entendu parler de Hope Town, elle m’a écrit pour me dire : «On a la même prémisse!». Ça fait parfois ça : pour une raison impossible à nommer, des sujets viennent sur le devant de la scène au même moment. Je n’ai pas vu d’œuvre sur ce sujet-là avant de travailler sur ma pièce ; j’ai vu Juste la fin du monde, le film de Xavier Dolan, après avoir écrit ma première version. 

R. : On aborde le sujet pas du tout de la même façon, ni pour les mêmes raisons. Mais c’est fou à quel point soudainement j’ai eu l’impression que c’était un sujet à la mode… Quand j’ai commencé à travailler dessus j’avais peur que personne ne s’y intéresse!

Cette idée de disparaître, comment elle a résonné chez vous?

R. : Depuis que je travaille sur cette pièce, j’ai énormément de témoignages de gens qui me disent que c’est un fantasme pour eux. Je ne le savais pas, moi, que les gens rêvaient de disparaître! Il y a la fascination pour sa propre disparition, et on se fascine aussi pour celles des gens célèbres, ceux qu’on n’a jamais retrouvés – y a qu’à voir le nombre de podcasts sur les true crimes qui existent…

Pour moi, ça remet beaucoup en perspective nos mini disparitions. Il y a une dictature de l’identité aujourd’hui, et selon David Le Breton, l’individu contemporain est toujours en train de chercher une façon de s’extraire de son identité. J’ai pris de plus en plus conscience de nos différentes échappatoires. Quand j’avais 14 ans, j’étais anorexique ; c’est une forme de disparition volontaire. Il y a aussi des façons de disparaître qui sont très positives, pour s’extraire de soi, comme la création. 

P. : Je me suis demandé comment je ferais pour disparaître. Ça demande une préparation assez remarquable. Et en en discutant autour de moi, je me suis rendu compte que c’était un espèce de fantasme général. C’est l’idée de la liberté qui attire, je pense : on répond à beaucoup de codes, et c’est sûr que ce fantasme de disparaître nous habite tous. 

Je suis très proche de ma famille, donc ce sujet reste assez loin de moi. J’ai été vraiment étonnée de voir dans les réactions des gens après avoir vu le show à Québec, étonnée de voir comme ce fantasme est plus répandu qu’on pense. La pièce était très confrontante pour les gens, et ça je m’y attendais pas. Ils n’en sortaient pas apaisés…

Pourquoi est-ce que le sujet est si dérangeant selon vous?

P. : Dans le cas de disparition volontaire, c’est souvent le lien filial qui manque. Je me suis questionnée sur ce lien. Est-ce que l’amour filial est immuable, inconditionnel? Et si on ressent pas d’amour pour sa famille, qu’est-ce qu’on fait? J’ai beaucoup lu sur ces questions, j’ai cherché ce qui fait qu’une personne peut pas rester. Et c’est une question sur laquelle on ne réfléchit pas beaucoup parce que c’est très tabou : ça crée une espèce de réaction chez les gens, qui se demandent pourquoi on est en train d’exposer que oui, ça se peut cette réalité… 

R. : Dès que tu mets en scène une mère qui disparaît, la question de la maternité devient quasiment plus centrale. Quand tu mets un enfant au monde, tu peux pas partir… Alors, comment tu fais pour rester?

La disparition, c’est une forme de suicide en décidant de ne pas mourir. Très peu réussissent, parce que aujourd’hui, disparaître n’est pas aussi facile qu’il y a 50 ans. Ce qui m’intéressait, c’était pourquoi on fait ce geste. Qu’est-ce qui fait en sorte qu’on est prisonnier de son identité? On a énormément le choix aujourd’hui d’être qui on veut / peut, et ça crée une immense angoisse. Celle de se dire «est-ce que j’ai pris le bon chemin…?» 

Hope Town
au Théâtre de la Licorne jusqu’au 7 mars

Ceux qui se sont évaporés
au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui jusqu’au 23 mars