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Kubrick sur la plage

Au milieu des années ’70, le géant cinéaste Stanley Kubrick questionne un dirigeant de la Warner au sujet de la projection de presse de son Barry Lyndon qui doit avoir lieu le lendemain matin.

-À quelle heure la projection?
-10h.
-Je ne suis pas satisfait.  Si les journalistes n’ont pas pris de petit déjeuner, le taux de sucre dans le sang est bas et il est difficile de se concentrer.

Toujours maniaque du détail et des choses bien faites, Kubrick propose sa solution : on servira du café et des biscuits aux gens des médias.  Une solution qu’il accompagne d’un croquis détaillé de la soucoupe idéale qu’il a en tête et qui permettra aux journalistes de déposer et leur café et leur biscuit durant la projection.

Dieu l’omniscient.  Kubrick l’omniscient.  Présent de la première à la dernière étape du processus.

Je reviens d’une semaine de voyage durant laquelle j’ai passé le plus clair de mon temps allongé sur une plage à bouquiner devant l’océan.  Dans mon sac de plage, le très beau Embrasser Yasser Arafat d’Anaïs Barbeau-Lavalette, une édition spéciale des Inrocks dédiée au 20e anniversaire de la mort de Gainsbourg (on célèbre ce mois-ci le 40e anniversaire de la parution de son chef-d’œuvre L’histoire de Mélody Nelson.  Déjà!) et un numéro spécial du même magazine consacré à Kubrick.  Kubrick : le cerveau et le monde.  Une édition qui tombe pile avec l’organisation de la plus grande expo jamais consacrée au maître à la Cinémathèque de Paris et qu’on présente jusqu’en juillet.

Pour les kubrickophiles et autres passionnés de l’immense cinéaste qu’il était, on pourrait quasiment parler d’une mini-bible.  Un numéro que j’ai dévoré d’une couverture à l’autre.  En fan de son travail, j’avais bien sûr adoré la fameuse biographie du réalisateur écrite par Michel Ciment (encore aujourd’hui LA référence sur Kubrick).  Mais Les Inrocks semblent ici avoir réussi à synthétiser l’entité et le méga-cerveau qu’était devenu Kubrick.  On y fait bien sûr le tour de sa (trop courte) filmographie, de Fear and Desire (1953) à Eyes Wide Shut (1999), on y revient sur ses débuts en tant que photoreporter, mais surtout, on donne la parole à plusieurs de ses plus proches collaborateurs.

Sa femme Christiane y raconte ainsi à quel point son génie de mari, en immense intellectuel qu’il était, avait peur des entrevues à la sortie de ses films.  « Je travaille mes films de façon très minutieuse, mais après, en interview, je deviens nerveux, stressé et je dis n’importe quoi! », lui répétait-il.  Au sujet de sa réputation d’ermite (Kubrick ne prenait jamais l’avion et passait le plus clair de son temps à parler au téléphone avec ses amis habitant à l’étranger), Christiane répond simplement que les voyages et le fait d’avoir à faire ses valises ennuyaient son mari.  Et à un souper dans un restaurant à la mode trop bruyant, il préférait largement recevoir ses amis (Spielberg, par exemple) chez lui, dans sa cuisine.

Frère de Christiane, Jan Harlan a de son côté agi à titre de producteur exécutif à partir de la moitié des années ’70.  Chargé du côté financier des productions de Kubrick, il revient sur l’interminable tournage d’Eyes Wide Shut, un film qui n’aurait pas coûté si cher qu’on le croirait (Kubrick a préféré tourner avec une équipe très réduite semblable à celle d’un tournage étudiant, faisant en sorte que les coûts de production d’une semaine de tournage équivalaient à ceux d’une journée sur un plateau américain moyen) malgré son année et des poussières de production.  Au sujet de ce scénario qu’il a traîné dans ses tiroirs durant quasiment 30 ans : « Il a eu une idée qui l’emballait : il voulait faire le film avec Woody Allen en docteur juif de New York. »  J’imagine mal le névrosé cinéaste de Manhattan déambulant durant la fameuse scène d’orgie…

D’abord acteur de second plan dans Barry Lyndon, Léon Vitali raconte quand à lui à quel point Kubrick l’a pris sous son aile en le voyant si intéressé par l’aspect technique du tournage.  Tour à tour responsable de dénicher l’enfant qui incarnerait Danny dans Shining et répétiteur de Jack Nicholson sur le même film, directeur de casting, bruiteur et assistant monteur sur Full Metal Jacket, Vitali est la preuve vivante que Kubrick aimait transmettre sa sagesse et ses connaissances pour former de meilleurs invidivus.

Tous passionnants, les chapitres de ce numéro des Inrocks nous montrent un Stanley Kubrick très humain et moins colérique qu'on le pense, soucieux de préserver un aspect artisanal sur ses productions malgré le côté colossal de leurs sujets (2001 demeure pour moi le film le plus métaphysiquement immense et le plus expérimental jamais tourné par un grand studio de la vieille époque) et perfectionniste à l’extrême.  Tombant sur la diffusion télé de son Lolita (1962) un soir vers la fin de sa vie, il aurait été à ce point déçu de la piètre qualité de la diffusion qu’il aurait dès le lendemain envoyé une nouvelle copie au diffuseur pour remplacer celle qu’il avait vue.

Plus encore, c’est avec beaucoup de tristesse qu’on découvre tous les projets grandioses que Kubrick a aussi caressés et qui n’ont finalement abouti à rien.  Si on a finalement pu voir ce qu’il prévoyait pour A.I. après que son ami Spielberg l’ait lui-même tourné après la mort de son mentor, on ne saura jamais si la critique aurait été charmée par Aryan Papers, un film sur l’Holocauste qu’il a finalement abandonné alors qu’on s’attaquait à Schindler’s List de l’autre côté de l’Atlantique.  Pas plus qu’on ne pourra satisfaire notre ardente envie de voir le projet de sa vie, celui qui l’aura fait tant rêver : un biopic sur Napoléon.  Celui pour lequel il a engagé une armée d’étudiants en Histoire responsable de reconstituer, au jour le jour, ses moindres agissements (qui il avait rencontré, où il avait dormi, où il avait dîné).  Celui pour lequel il songeait à Al Pacino pour incarner le jeune Empereur.  La rencontre de trois titans.

La superbe rétrospective des Inrocks est donc disponible partout en kiosques.  Et pour poursuivre le voyage un peu plus loin, sautez sur Kubrick de Michel Ciment, dont la préface est signée par nul autre que Scorsese.