Société

L’exode des jeunes cerveaux : Courage, fuyons!

L’Action démocratique du Québec lance un cri d’alarme: de plus en plus de diplômés des secteurs de pointe tels que le génie, la médecine et l’informatique quitteraient le Québec pour l’étranger. Le Québec se vide-t-il de ses cerveaux? Ou est-ce l’ADQ qui panique?

Yves Venditto, jeune programmeur-analyste, a fait le grand saut il y a huit mois. Il a plié bagage et a quitté le Québec pour Boston, la nouvelle terre promise, où l’attendait un job pour une firme de consultants. «Le Massachusetts, c’est l’État numéro un en ce moment, dit-il. C’est le Big Dig. Il y a des chantiers partout. Tout le monde travaille! A Boston, on parle d’un taux de chômage de 3 %!»

De quoi nous changer de la morosité montréalaise… «On dirait qu’on n’est pas capables de créer des jobs au Québec, poursuit Yves. Quand je reviens à Montréal, je sens tout de suite la pression. Les gens sont frustrés. Et c’est palpable.»

Avec son diplôme en informatique, un secteur où le taux de placement frôle les 100 %, Yves n’éprouverait pourtant aucune difficulté à se trouver de l’emploi ici. A-t-il été attiré par les dollars US? «Je ne suis pas parti pour l’argent», tranche Yves. Comme il le fait remarquer, s’il gagne effectivement plus de fric, il doit aussi composer avec un coût de la vie beaucoup plus élevé qu’à Montréal. A preuve: son appartement – qui est loin d’être luxueux – lui coûte 825 $ par mois.
«Si tu es le Wayne Gretsky de ton domaine, le super-top en microbiologie, tu peux t’attendre à ce qu’on te déroule le tapis rouge, les grosses voitures et tout le reste, dit-il. Mais ce n’est pas le cas pour tout le monde! Ceux qui partent en ayant en tête le grand rêve américain risquent de déchanter assez vite.»

Pourquoi a-t-il quitté le Québec, alors? Tout simplement, pour aller voir ailleurs. D’après Yves, environ le quart des finissants de sa promotion (1991) sont partis pour l’étranger (surtout la France) par «goût de l’aventure».

Yves compte revenir à Montréal… dans quelques années. Auparavant, il entend profiter de la manne promise par la venue de l’an 2000 (vous savez, l’histoire des bugs informatiques et du changement de millénaire), question d’amasser un petit pécule.

Les gros canons
Les cas comme celui d’Yves Venditto se multiplient. C’est du moins l’alarmante conclusion d’un récent rapport de l’Action démocratique du Québec, Investir dans l’avenir, plan d’action pour contrer l’exode des cerveaux. Selon cette étude, le quart des diplômés d’études supérieures quitteraient le Québec pour l’étranger, dont une proportion encore plus importante dans des domaines tels que la gestion, l’informatique et la santé.

Le document rendu public par l’ADQ reprend à son compte les résultats d’une analyse effectuée par Statistique Canada sur le comportement des titulaires de doctorat de 1995: 24 % d’entre eux auraient quitté le pays deux ans après leur promotion. Définitivement? Difficile à dire.

Une chose est sûre, cependant: alors qu’il n’affectait auparavant que certains domaines précis, le phénomène de l’exode semble s’étendre. L’ADQ cite en ce sens un sondage que l’Association canadienne des technologies de pointe a effectué auprès des étudiants de ces secteurs en 1996. Il démontre que 77 % d’entre eux se disent prêts à aller travailler aux États-Unis.

Même chose du côté de la médecine. De plus en plus de médecins déménageraient leurs pénates à l’extérieur du pays. Selon les données de l’Institut canadien d’information sur la santé, 631 médecins québécois auraient quitté le Québec entre 1991 et 1996, contre 346 qui y seraient revenus.

Pourquoi? «Parce que le savoir est de plus en plus payant, et que le Québec a de moins en moins de choses à offrir à ceux qui le possèdent», pense Mario Dumont, chef de l’ADQ.
Le politicien invoque une kyrielle de facteurs: avantage salarial concurrentiel à l’étranger; fardeau fiscal élevé pour les contribuables canadiens; économie québécoise en friche; quasi-inexistence du maillage entreprises-écoles, etc. Mario Dumont insiste tout particulièrement sur le sous-financement de la recherche, qui rime avec manque d’occasions intéressantes pour les cerveaux en question. Élitiste?

«Quand les compagnies américaines offrent d’énormes avantages pour faire venir des cerveaux, elles savent bien que ce ne sera pas à perte, qu’il y aura des bénéfices à long terme. Ce dont il faut se rendre compte, c’est qu’un ingénieur spécialisé dans un type précis d’avions, et dont la renommée est mondiale, donne du travail à toute une chaîne de professionnels et de techniciens. S’il quitte, ce n’est pas seulement lui que nous perdons mais le développement de l’emploi dans ce secteur pour les dix prochaines années!» Bref, selon le chef de l’ADQ, «tous les canons sont pointés vers nous».

Harold Olney, président de la Fédération des médecins résidents du Québec, n’endosse que partiellement cette analyse. Selon lui, la situation actuelle est causée par la détérioration des conditions de travail des jeunes médecins plutôt que par le nébuleux pont en or offert par les Américains aux diplômés des études supérieures.
«Une série de mesures et de compressions s’est abattue sur la tête des jeunes médecins depuis quelques années, dit-il. On a créé une véritable psychose!»

Par exemple, on a sabré de 30 % le salaire des jeunes médecins pendant leurs trois premières années de pratique, ce dont leurs collègues plus âgés ont été épargnés. Sans oublier une dette d’études galopante, qui frôlerait maintenant les trente mille dollars par tête de pipe après les dix ans de formation nécessaires, ainsi que divers frais – cabinet, assurances, etc. – qui ne diminuent pas, eux non plus. Ajoutez à cela la dégradation des conditions de travail en milieu hospitalier – la lutte quotidienne pour avoir accès aux services, traitements et équipements, et la disparition abrupte d’équipes de travail et de recherche – et la coupe est pleine!

«De plus en plus d’étudiants et de résidents viennent nous demander conseil afin d’obtenir un visa de travail pour les États-Unis. Ils voient de moins en moins les avantages à rester ici et veulent se garder des portes ouvertes», souligne le président.

Selon lui, la presque totalité des jeunes médecins se présentent maintenant aux examens canadiens, dont la réussite est nécessaire à l’obtention d’un droit de pratique à l’extérieur du Québec. Il estime également que le tiers des étudiants anglophones et le quart des francophones tentent aussi leur chance aux examens américains, un phénomène qu’il dit sans précédent.

Fausse alarme?
A l’Ordre des ingénieurs, on se montre surpris par l’alarmisme de l’ADQ. «L’exode des cerveaux, ce n’est pas nouveau. Silicon Valley, ça fait trente ans que ça existe!» s’exclame Hubert Stephenne, secrétaire et directeur général de l’Ordre des ingénieurs du Québec. «S’il est vrai que certains quittent le Québec, et que des spécialistes de pointe se font offrir le package deal mirobolant, il est aussi vrai qu’une cohorte d’étrangers viennent s’installer ici. Bon an, mal an, une centaine d’ingénieurs formés à l’étranger arrivent au Québec.» Suffisamment pour faire le poids? Difficile à dire, aucune donnée n’est actuellement disponible…

S’il admet que le climat économique n’est pas au beau fixe – disparue, la belle époque des grands chantiers! -, monsieur Stephenne estime cependant que la situation semble s’améliorer pour les membres de sa profession. D’après les données de l’Ordre des ingénieurs, le taux de chômage des ingénieurs était de 7 % en 93-94, alors qu’il se situe maintenant à 4 %. Même topo chez les plus jeunes, ceux possédant deux ans et moins d’expérience, dont le taux de non-emploi frôlait les 30 % il y a cinq ans, et qui a maintenant chuté sous la barre des 20 %. Un soupçon de mauvaise foi et on dirait que c’est ce 10 % qui ont quitté pour des cieux plus cléments…

«Non, rétorque le directeur. D’autres paramètres indiquent une amélioration. Par exemple, le délai entre la fin des études et le début d’un premier emploi se raccourcit. Cela dit, on n’en sait pas plus sur la qualité des emplois eux-mêmes. Certes, on ne peut pas dire que le ciel soit resplendissant, mais je ne vois pas, pour l’instant, de quoi se montrer alarmiste.»

Qui dit vrai? Aucune étude exhaustive ne permet pour l’instant de répondre précisément à la question.
Si les conditions de travail des jeunes, y compris celles des diplômés des études supérieures, se détériorent effectivement, ça ne suffit pas à expliquer l’ampleur de l’exode décrit par l’ADQ. En cette ère de mondialisation, le simple attrait de l’étranger pèse peut-être plus lourd qu’on ne le pense dans la balance, peut-être plus encore que le fameux fardeau fiscal des contribuables canadiens…

Pour ce qui est des «cerveaux», on peut comprendre. Comme dirait l’autre, quel crack de l’aviation a envie de piloter un Cessna ici, alors qu’il pourrait piloter un avion supersonique de l’autre côté de la frontière?