Société

Coup de griffe : L’île aux trente mille cercueils

La plupart des Irlandais accepteront de mourir pour leur pays. Mais parmi ceux-là, une proportion encore plus grande préfèrera vivre ailleurs…
Humour irlandais

Il existe plusieurs raisons de se réjouir du soutien massif des Irlandais du Nord et du Sud aux accords de paix en Ulster. Pourtant la suite des choses dépendra de la volonté des uns et des autres d’atténuer les effets désastreux de la partition de l’île, survenue en 1921.
La partition? Tiens, tiens. N’est-ce pas le genre de solution que certains voudraient appliquer au Québec advenant son indépendance?

Ne riez pas. Naguère impensable, l’idée a fait tranquillement son chemin. Parlez de la future république de «Galganovie indépendante» par dérision, si cela vous chante. Les partitionnistes, eux, ne rient plus. Ne vous en déplaise, ils ne sont pas tous sortis du Parc Jurassique ou d’un mauvais épisode des Arpents verts. La plupart n’ont même pas de foin qui dépasse de leurs bottes. A preuve, l’automne dernier, 23% des Québécois se déclaraient favorables à la partition.

Des citoyens «respectables», donc. Qu’il suffise de nommer l’ancien ministre libéral Marc Lalonde, le magnat de la presse Conrad Black ou l’ex-premier ministre du Nouveau-Brunswick, Frank McKenna.

Parlez à ces gens de l’Irlande, et ils vous vanteront aussitôt sa fiscalité avantageuse, son miracle économique, sa main-d’ouvre docile et son intégration exemplaire à l’Europe.
A vrai dire, je vous parie qu’ils parleront de tout sauf de l’effroyable tragédie qu’entraîna la séparation de l’île en deux, lors de son accession à l’indépendance.

1921. Au terme de plusieurs années d’affrontements et d’attentats retentissants, Londres décide de négocier le partage de l’île. D’un côté, l’État libre du Sud, catholique et agricole. De l’autre, le Nord, qui demeure rattaché au Royaume-Uni. Une création britannique, taillée plus ou moins arbitrairement dans l’ancienne province d’Ulster, majoritairement protestante et disposant d’une solide base industrielle.
Pendant quelques décennies, ce pacte «contre-nature» tient bon.

La partie sud est d’abord ravagée par une guerre civile opposant le nouveau gouvernement à une partie de l’Armée républicaine irlandaise (IRA) qui refuse la partition. Privée de son cour industriel, étouffée par un clergé bigot, saignée à blanc par l’exil d’une partie de sa population, le nouvel État reste jusqu’à tout récemment l’un des pays les plus pauvres d’Europe.

En Irlande du Nord, le gouvernement local évolue vers une curieuse forme d’administration, à mi-chemin entre le parlementarisme britannique et l’apartheid sud-africain. Une caricature de régime démocratique où les dirigeants protestants cultivent la ségrégation religieuse comme d’autres cultivent les coquelicots ou les poivrons verts dans leur jardin.
Encore une fois, l’humour irlandais s’en mêle, comme en témoigne une blague fort prisée à Belfast.

– Comment un catholique fait-il pour entrer à l’université?
– Il donne son corps à la science.

A la fin des années 60, l’Irlande du Nord est devenue une véritable bombe à retardement qui ne va pas tarder à exploser. Les catholiques, regroupés dans un mouvement pour les droits civiques à la manière des Noirs américains, se mettent à revendiquer l’égalité des chances. D’abord pacifique, leur action se radicalise suite aux violences exercées par la police du régime. Terrorisée par la perspective d’un rattachement à la République du Sud, une partie de la population protestante remet d’ailleurs son sort entre les mains d’extrémistes, prêts à toutes les violences pour préserver le statu quo.

Sur le terrain, les groupes paramilitaires des deux côtés imposent leurs lois. L’armée, la police et même les pompiers hésitent à se rendre dans certains quartiers chauds de Belfast ou de Derry.

Une autre blague résume à merveille le cynisme et la haine de ces années de plomb.
Un soldat de l’IRA entre dans une église, pose son fusil-mitrailleur contre le bénitier et entre dans le confessionnal. A peine agenouillé, il commence: «Mon père, je m’accuse d’avoir abattu deux soldats britanniques.» Comme il n’obtient pas de réponse, il continue. «Mon père, j’ai aussi assassiné un capitaine de la police.» Toujours pas de réponse. Alors, vaguement inquiet, il demande: «Mon père, êtes-vous là?»

Et le curé lui répond, d’un ton excédé: «Bien sûr que je suis là, imbécile. J’attends seulement que tu cesses de parler de politique et que tu commences à me confesser tes péchés.»

Évidement, le Québec n’est pas l’Irlande. Et le Canada n’a rien à voir avec le régime fantoche qui conduisit l’Irlande du Nord au bord de la guerre civile.
Ce qui n’empêche pas le combat des partitionnistes d’apparaître curieusement obsolète.
S’il ne s’agissait pas de nos compatriotes, nous aurions depuis longtemps catalogué ces gens qui refusent les règles démocratiques et qui rêvent de redécouper les frontières en fonction de l’appartenance ethnique.

S’il s’agissait d’un autre pays, nous saurions comment appeler ces gens qui n’hésitent pas à comparer leurs adversaires aux nazis et qui scandent «Levine à la morgue» pour intimider le nouveau directeur de l’Hôpital d’Ottawa.
N’importe où ailleurs, que voulez-vous, nous appelons le fanatisme par son nom. Mais quand nous l’avons sous les yeux, ici, nous feignons de regarder ailleurs.

Disons les choses franchement. Les fédéralistes hésitent à dénoncer avec trop de véhémence ces extrémistes, par crainte de faire le jeu des souverainistes. Quant à ces derniers, ils ne voient pas nécessairement d’un mauvais oil l’irruption de ces nigauds, susceptibles d’aider leur cause. Jacques Parizeau ne disait pas autre chose quand il prétendait qu’un idiot qui piétine le drapeau du Québec fait augmenter l’appui à la souveraineté.

Et le paradoxe veut qu’au moment même où nous applaudissons les accords de paix en Irlande, nous regardons sans mot dire la haine et l’intolérance gagner du terrain dans notre cour arrière.