Au Québec, qui dit coopérative pense immédiatement au mouvement Desjardins. Réaction normale, compte tenu de la place occupée par les Caisses populaires dans l’histoire récente de la province. Mais les formes du modèle coopératif sont nombreuses et, bien qu’elles possèdent un lien de parenté évident avec la création du célèbre Alphonse, les coopératives de travail s’en distinguent sur un point essentiel: ici, ce ne sont pas les clients qui sont les propriétaires de l’entreprise, mais les travailleurs.
Leur création n’est pas récente. En Europe, les premières coopératives de travail remontent au XIXe siècle et, au Québec, le syndicat forestier de Grande-Vallée, en Gaspésie, en fut la première incarnation, en 1938. Soixante ans plus tard, on en dénombre environ deux cents réparties sur l’ensemble de la province et, bon an mal an, entre quinze et vingt-cinq nouvelles entreprises viennent joindre les rangs. Si le milieu forestier a vu naître les premières et compte, aujourd’hui encore, les plus grandes entreprises, les coopératives de travail sont loin d’être confinées à un seul domaine. Services ambulanciers, écoles privées, commerces de détail, imprimeries, hôtels, manufactures, bref, on trouve de tout, même des restaurants St-Hubert.
Au premier coup d’oil, difficile de différencier une coopérative de travail d’une entreprise ordinaire. Dans le Vieux-Québec, ils sont probablement des centaines à fréquenter la Fourmi Atomik sans même s’être rendu compte qu’il s’agissait d’une coop. Né des cendres du Café des Récollets, le bar «alterno» de la rue d’Auteuil fête cette année son dixième anniversaire et, à en juger par l’achalandage, les affaires vont plutôt bien: depuis les premières années, plus difficiles, il a vu son chiffre d’affaires tripler.
Membres supérieurs
Comme dans toutes les coopératives, l’entreprise repose entièrement sur ses membres. Ici, pas de propriétaire unique mais un groupe de membres-proprios possédant les mêmes droits et les mêmes obligations. Et surtout, des membres qui sont aussi des travailleurs: pas question d’investir sans mettre la main à la pâte. De toute façon, on ne peut parler d’investissement au sens habituel du terme. Chaque membre fournit sa part sociale, généralement entre deux et trois mille dollars, qu’il pourra récupérer au moment de son départ. Pour le coup d’argent rapide, il faudra repasser. Là où les membres investissent, c’est dans leur propre emploi: à une époque comme la nôtre, un tel placement n’est pas dénué d’intérêt. «Le but de la coopérative, c’est de fournir du travail à ses membres, explique André Tremblay, coordonnateur de la formation de la Fédération québécoise des coopératives de travail. Ce qui fait que c’est une entreprise durable, c’est que les gens n’ont pas intérêt à la vendre puisqu’ils perdent leur job.»
Une chose est sûre, il n’y a pas de danger que la coop soit vendue à l’insu des travailleurs, comme c’est trop souvent le cas dans l’entreprise privée. Les grandes décisions sont toujours prises par l’assemblée générale, formée de tous les membres, peu importe leur occupation: un membre, un vote. «La structure est parfois un peu lourde, admet Martine Laroche, coordonnatrice de la Fourmi Atomik. Il y a beaucoup de réunions, c’est plus difficile de prendre des décisions parce que tout le monde est impliqué. Ça peut être aussi une source de conflits, mais au bout de la ligne, ça vaut la peine. Tout le monde ici est satisfait et, finalement, il y a beaucoup plus d’avantages que d’inconvénients.» Et selon M. Tremblay, les avantages sont nombreux: «En plus d’être copropriétaire, on apprend à administrer une entreprise. Les gens développent beaucoup le sens des affaires, ils apprennent sur le plan des relations humaines, ils découvrent les aspects administratif et légal. Et dans une plus grande entreprise, ils pourront faire partie de différents comités où ils apprendront à lire des états financiers, les procédures d’assemblée, participer au conseil d’administration, en plus d’avoir accès à beaucoup d’information.» Autre point non négligeable: les profits sont entièrement redistribués aux membres, à moins qu’ils ne décident de les réinvestir.
Même si on les confond parfois avec des organismes à but non lucratif, voire avec des groupes communautaires, les coops sont des entreprises à part entière. Ce qui implique, là comme ailleurs, une structure hiérarchique avec ses dirigeants et son conseil d’administration. L’assemblée générale des membres a bien le dernier mot, mais il ne faut tout de même pas croire qu’elle doive entériner la moindre décision. On a délaissé l’idéal à saveur communiste des années soixante-dix, un idéal qui régnait au Théâtre Parminou lors de sa création, vingt-cinq ans plus tôt. Le monde et les temps changent, remarque une des fondatrices du théâtre, Hélène Desperrier: «Ce qu’a signifié le mot coopérative au Parminou il y a vingt-cinq ans, quinze ans et aujourd’hui, ce n’est pas la même chose, il y a eu une évolution là-dedans. Au début, on était une gang, tout était fait collectivement, c’était le temps de l’écriture collective. Tout ça a changé en cours de route, on a appris à se spécialiser, à développer nos forces, le travail s’est divisé autrement. On est toujours une coopérative, avec les mêmes buts, les mêmes objectifs, mais la façon d’organiser le travail a changé. Actuellement, les membres assument des directions à l’intérieur du Parminou (direction artistique, marketing, management) alors qu’à une époque, il n’était pas question qu’il y ait de direction dans une coopérative. Il fallait que tout le monde travaille également et soit payé le même prix. On a débuté avec les rêves des années 70, on a vécu et, à travers ça, on a réajusté les choses.»
Droit de rêve
Issue elle aussi des années 70, la Coopérative forestière des Hautes-Laurentides célèbre cette année son vingtième anniversaire. Avec ses 230 membres et ses vingt-sept millions de chiffre d’affaires, elle ne ressemble plus vraiment à la petite coop d’une vingtaine de membres qu’elle était au début. Si l’assemblée générale demeure l’instance décisionnelle suprême, il va sans dire qu’on a dû adapter la structure de l’entreprise pour faire face à la croissance, particulièrement rapide au cours des cinq dernières années. «C’est sûr que c’est un petit peu plus compliqué, analyse le coordonnateur de l’entreprise, Raymond Barrette. Il faut se donner des modes de fonctionnement pour éviter des frustrations et pour que les gens sentent qu’ils appartiennent à leur entreprise et qu’ils en sont aussi les propriétaires. On a formé des comités de secteurs, composés de travailleurs qui représentent toutes les catégories de membre. Ça nous permet de connaître les préoccupations de ces gens-là et de les faire participer à la gestion. Et les comités font des recommandations au conseil d’administration qui est lui-même constitué de gens de tous les secteurs. C’est la dynamique qui a été développée ici pour permettre de respecter les principes coopératifs, ce qui n’est pas simple avec la croissance qu’on a eue dernièrement. C’est notre défi de se doter d’outils adaptés à la croissance de l’entreprise tout en conservant la formule coopérative.»
Parfois créées pour éviter une faillite, parfois pour prendre la relève d’une entreprise familiale, les coops de travail sont souvent liées à une vision politique nettement portée vers la gauche. C’est notamment le cas chez Anim’Action, entreprise spécialisée dans la recherche et l’animation communautaire. «C’est un choix politique très clair, affirme la présidente, Lorraine Gaudreau. D’abord, on voulait créer notre emploi sous une forme la plus démocratique possible, où il y aurait cogestion. On a toujours travaillé dans les groupes populaires où il y a beaucoup de démocratie. De plus, comme on est habitués de travailler en réseau, on savait qu’en devenant une coopérative de travail, on travaillerait au développement du réseau de la coopération du travail au Québec.»
Petites ou grandes, les coopératives de travail relèvent d’un idéal de participation, d’un esprit communautaire qui tranche avec l’individualisme qui caractérise les années 90. Étrangement, le Québec en compte plus aujourd’hui qu’il n’en a jamais compté et, si la tendance se maintient, la croissance devrait se poursuivre dans les années à venir. On ne peut toutefois toujours pas parler d’un phénomène de masse: en tout et partout, le nombre de membres des coops de travail n’atteint toujours pas les six mille. Ce qui ne signifie pas pour autant qu’il n’y ait pas d’avenir. En 1956, cinq personnes créaient la base de ce qui allait devenir la Corporation coopérative de Mondragon, au pays basque espagnol. Quarante ans plus tard, 33 560 membres ouvrent au sein de ce complexe qui regroupe une centaine de coopératives dont l’actif atteint les seize milliards de dollars, au onzième rang des entreprises espagnoles.
Pas si mal pour une «petite coop».