Elizabeth Fox-Genovese enseigne l’histoire à l’Université Emory, à Atlanta. En 1986, elle a fondé le Département d’études sur les femmes, qu’elle a dirigé pendant presque dix ans. Elle a aussi publié de nombreux livres sur l’histoire des États-Unis, ainsi qu’un essai remarqué sur le féminisme et l’individualisme (Feminism Without Illusions). Il y a deux ans, Fox-Genovese poursuivait sa réflexion sur le féminisme en publiant «Feminism Is not the Story of My life», une critique de l’attitude et du discours véhiculés par l’élite féministe américaine.
Invitée à prononcer une conférence à Montréal dans le cadre d’un colloque organisée par le Conseil du statut de la femme sur les nouveaux enjeux du féminisme, Elizabeth Fox-Genovese nous a accordé une entrevue.
Que reprochez-vous au mouvement féministe?
Je crois qu’il existe un écart considérable entre le leadership féministe et les femmes dites «ordinaires». C’est particulièrement vrai aux États-Unis où l’on retrouve une élite féministe qui prend des positions qui n’ont pas grand-chose à voir avec les vies d’une majorité de femmes.
Prenons par exemple les questions de l’unité familiale et de l’éducation des enfants. En fait, tout ce qui touche à la famille est négligé par l’élite féministe.
Pourquoi? Parce que le but de l’état-major féministe est d’établir une égalité parfaite entre les hommes et les femmes. Ce qui signifie qu’on ne reconnaît pas de différences entre les deux sexes.
On considère donc comme rétrograde la défense du congé de maternité puisque cela implique la reconnaissance d’une différence. Même chose concernant les allocations familiales ou les réductions d’impôts qui aideraient les femmes qui ont plus d’enfants que la moyenne. Ce sont des politiques familiales assez communes qu’on retrouve dans plusieurs pays européens ainsi qu’au Canada. Or, aux États-Unis, l’élite féministe refuse d’en discuter sous prétexte que ces politiques sont discriminatoires à l’endroit des femmes. Ces féministes, qui prennent souvent la parole au nom de toutes les femmes, sont des femmes provenant de milieux assez aisés, qui ont peu ou pas d’enfants. Elles ignorent souvent tout de la dure réalité de la majorité des femmes.
Qui est cette élite féministe à laquelle vous faites allusion?
Aux États-Unis, quand on dit féminisme, on dit NOW (National Organisation of Women). Il s’agit d’un groupe très minoritaire qui parle au nom du féminisme, qui exerce une influence considérable sur le Parti démocrate, et qui est souvent cité par la presse. Ce n’est pas un grand mouvement, mais il a établi une position officielle et ne tolère pas de dissidence.
La plupart des féministes qui ne partagent pas ses vues n’ont pas nécessairement le goût de le combattre ouvertement. C’est pourquoi les porte-parole de NOW occupent tout le terrain et donnent l’impression de faire l’unanimité chez les féministes aux États-Unis.
Qui sont ces femmes qui ne se reconnaissent pas au sein du discours officiel?
J’ai l’impression qu’il y a beaucoup de jeunes femmes. Elles ont une expérience différente de leurs aînées. Elles ont confiance en elles, en leur intelligence et leur capacité de réaliser les objectifs qu’elles se sont fixés.
Pour elles, le grand problème n’est pas tellement la discrimination de la part des hommes mais plutôt les problèmes reliés à l’éducation des enfants, à la stabilité de leur couple, à la durée de leur union. Le défi, c’est de mener une vie équilibrée entre leur vie professionnelle et leur vie personnelle.
Les jeunes femmes auraient-elles des attentes moins élevées que celles de leurs aînées?
Je ne crois pas que les jeunes femmes soient moins exigeantes. Au contraire, je crois qu’elles attendent davantage de la vie que leurs aînées. Mais elles sont aussi plus réalistes, dans le sens qu’elles sont prêtes à faire des compromis avec les hommes. Elles savent qu’elles partagent le monde avec eux, qu’elles ne sont pas seules.
Je crois que pour la première génération de féministes, le désir de libération était tellement fort qu’il fallait que tout change du jour au lendemain. Ces femmes-là étaient sans doute plus exigeantes à l’endroit des hommes. Les revendications des jeunes sont peut-être moins totales, mais je ne dirais pas que c’est une mauvaise chose.
Que pensez-vous des féministes qui s’opposent à la mixité, à la participation des hommes à certaines activités?
En règle générale, j’ai très peu de sympathie pour cette attitude. Les questions qui viennent du féminisme, du moins les questions les plus importantes, sont des questions de politique sociale qui impliquent aussi bien les hommes que les femmes. On a longtemps reproché aux hommes de ne pas s’impliquer, on ne va tout de même pas exclure ceux qui désirent le faire aujourd’hui!
Il me semble qu’il y a des moments privés où des femmes peuvent vouloir discuter entre elles, et on retrouve ce même besoin chez les hommes. C’est très bien, mais ça demeure de l’ordre du privé. Quand il s’agit d’un débat ou d’une discussion qui touche la vie publique, il doit y avoir une participation des hommes.
On peut donc être un homme et être féministe?
Oui, dans la mesure où on discute de questions politiques. Personnellement, je ne crois pas que les sujets intimes et subjectifs, comme la conscience de soi ou la sexualité, devraient être discutés sur le même pied d’égalité au sein du mouvement féministe que les questions politiques. Ces questions devraient plutôt être débattues de façon privée, entre hommes et femmes.
Vous avez été fondatrice et directrice d’un département d’études sur les femmes pendant plus de dix ans. Aujourd’hui, vous être critique face à ce que certains de ces départements sont devenus dans les universités américaines. Pourquoi?
Je crois que beaucoup des départements d’études sur les femmes sont devenus des ghettos et qu’ils ont adopté une attitude un peu sectaire. Les étudiantes et les professeures doivent obligatoirement partager la même idéologie et s’entendre sur des questions de fond comme le droit à l’avortement, par exemple. C’est devenu une nécessité de base, une preuve de pureté pour ces départements, et je trouve cela très dommage.
Je crois qu’il y a plusieurs questions qui concernent les femmes à propos desquelles on n’a pas encore trouvé de réponses. Par exemple, on est encore loin de savoir si l’intelligence des femmes et des hommes sont identiques. Il existe une possibilité que les hommes soient légèrement plus doués que les femmes dans certains domaines, et vice versa. Or, si on stipule dès le départ que de telles différences ne peuvent exister, parce qu’elles sont discriminatoires par définition, on ferme automatiquement la discussion et les recherches sont interdites. Je ne crois pas que ce soit dans notre intérêt en tant que femmes d’empêcher la discussion, quelle qu’elle soit.
Ce que j’aimerais, c’est qu’on défende la liberté intellectuelle. Je crois que nous, les femmes, sommes bien assez fortes pour débattre vigoureusement de tous les sujets.
Comment voyez-vous l’avenir du mouvement féministe?
Je crois qu’il dépend beaucoup de la génération des femmes de trente ans. Les questions pressantes seront celles liées à la pauvreté, à la monoparentalité et à l’éducation, donc indissociables de la notion de classe sociale.
Je crains que la division entre les classes ne s’accroisse au fil des ans. Je crois qu’il faudra obligatoirement faire plus attention aux expériences quotidiennes de celles qui ont moins de ressources.
En fait, je crois que nous sommes rendus à un moment dans l’histoire où il doit y avoir une prise de conscience de la part de l’élite, hommes et femmes. La culture dominante est matérialiste et individualiste dans le sens le plus étroit du terme. Il faut revoir nos valeurs et, pour cela, nous avons besoin de leaders politiques et culturels, hommes ou femmes, capables de donner un autre ton à la discussion, sans être réducteur ou réactionnaire. C’est loin d’être évident.
«Feminism Is Not the Story of My Life», Nan A. Talese/Doubleday, 1996, 275 pages