Enterré ou non, l’Accord multilatéral sur les investissements (AMI) suscite encore craintes et mépris dans les milieux culturels hors des États-Unis.
Samedi dernier, des représentants français, québécois, canadiens et belges ont profité de la tribune des FrancoFolies de Montréal pour rappeler aux gouvernements que la culture, ça ne se commerce pas comme des frigos. Et ils en ont appelé à l’unité des troupes dans la lutte anti-AMI. «Le mouvement de protestation contre l’AMI doit se transformer en comité international de vigilance. Non pas pour se battre contre l’Amérique, mais pour se battre contre la haute finance qui va tuer notre profession avec cet accord», a exhorté Frédéric Bard, président d’ADAMI, une société française de gestion des droits d’auteurs.
«Tout notre système de financement de la culture est menacé par l’AMI», a déclaré Pierre Curzi, président de l’Union des artistes, à ses collègues français, et aux représentants des gouvernements canadiens, québécois, français et de la communauté française de Belgique. Seize personnes au total, pour débattre de la proposition de l’exception culturelle, qui pourrait rendre l’AMI plus tolérable pour les artistes.
Pour résumer grossièrement, L’ADISQ et les organisateurs des FrancoFolies avaient demandé à leurs seize invités de répondre à cette question existentielle: une clause d’exception culturelle, dans un accord multilatéral sur les investissements, pourrait-elle éviter au Bonhomme Carnaval d’être acheté par MGM Studios?
Le débat tenu dans la cadre des Francos a bien failli dérailler dès le premier tour de table, faute de matière à débattre: tout le monde était d’accord sur le fait que l’AMI aurait été un désastre pour les cultures nationales, et que la clause de l’exception culturelle était indispensable.
Tout le monde sur la même longueur d’ondes, y compris les représentants gouvernementaux. «Nous disons oui à la libéralisation des marchés, mais pas au prix de notre culture», a expliqué Luc Bergeron, du ministère québécois de la Culture et des Communications. «L’honorable Sheila Copps a toujours soutenu l’idée de l’exception culturelle pour tout accord», répond Michael Wernick, représentant du ministère fédéral du Patrimoine. Pour le volet «débat», c’était mal engagé.
Ou anti-corporatisme?
Heureusement, une bonne dose d’antiaméricanisme primaire a permis de faire lever la discussion. Et d’ouvrir au grand jour les scissions qui minent la lutte contre l’AMI. «Sans la clause d’exception culturelle, nous ne pourrions plus nous opposer au rouleau compresseur américain», lance Louis Poulhez, du ministère français de la Culture. «La culture des nations va être écrasée par le gigantisme du McEntertainment des Américains», poursuit Anne McCaskill, consultante auprès du ministère canadien du Patrimoine. «Nous sommes menacés par l’ogre américain», semonce Pierre Curzi.
Ce qui a fait bondir Hervé Rony, de la Société nationale des éditeurs phonographiques (SNAP), l’ADISQ des Français. «Ne sombrons pas dans la démagogie antiaméricaine facile. Soyons réalistes, nous adorons la culture américaine, et nous sommes tous un peu responsables de son invasion en Europe. Il ne faut pas diaboliser l’entertainment américain et cesser d’avoir des complexes par rapport à la culture populaire anglo-saxonne. Car les Américains ont bien raison de valoriser l’entertainment. Nous devrions nous en inspirer plutôt que d’en avoir peur.»
Pour l’auteur-compositeur Pierre Bertrand, le débat autour de l’AMI va bien au-delà du simple marchandage de la culture. L’ex-membre de Beau Dommage est déjà rendu à l’ère de Star Trek. «Ces négociations arrivent par hasard pendant la révolution informatique. A long terme, on s’en va vers la dématérialisation des ouvres. Avec Internet, ce sont les détaillants, leurs employés, les camionneurs… tout le réseau de distribution qui est appelé à disparaître. Il ne restera plus que la propriété intellectuelle. Et c’est ça, l’objectif: mettre la main sur la propriété intellectuelle. Bill Gates a construit sa fortune en s’accaparant les idées des autres. Pour nous éviter cela, il faut que le droit d’auteur demeure un droit de l’homme.»
L’exception culturelle
Qu’est-ce que l’exception culturelle? C’est une formule pilotée par la France, et appuyée par plusieurs pays impliqués dans les négociations de l’AMI, dont le Canada, le Québec et la Belgique francophone, qui aurait permis de soustraire tous les biens culturels à cette sorte de libre-échange des investissements à la puissance dix, étendu à la surface du globe.
Qui AURAIT, car les négociations autour de l’AMI sont au point mort, faute de consensus à l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE). Lorsqu’elles reprendront, en octobre prochain, le texte de base sera radicalement différent de celui présenté ce printemps.
L’exception culturelle, c’est la clause nonobstant de l’AMI. Selon la même mécanique que la célèbre clause incluse dans la Constitution canadienne en 82, l’exception culturelle permettrait aux États d’empêcher certaines transactions financières dans le domaine culturel, de soustraire les avantages fiscaux aux créateurs locaux et programmes d’aide aux règlements de l’AMI.
Ainsi, de la même façon que le gouvernement Bourassa avait utilisé la clause nonobstant en 88 pour imposer légalement l’affichage en français, en invoquant des raisons politiques et culturelles, le gouvernement Chrétien pourrait se servir de l’exception culturelle pour empêcher, sans risques de représailles, l’achat d’une chaîne de télé canadienne par une multinationale américaine.
Mais dans un monde régi par l’Accord multilatéral sur les investissements sans clause d’exception culturelle, un gouvernement québécois ne pourrait s’opposer à la vente de l’image du Bonhomme Carnaval à Disney Corp. A moins qu’il ne dédommage l’empire du Surgelé pour la perte des revenus qu’il aurait pu en tirer.
Le gouvernement américain rejette catégoriquement cette idée. Avec raison: l’industrie du spectacle et du cinéma est au second rang de ses exportations.
Mais avec ou sans clause, les gouvernements sont libres de protéger ou non leur patrimoine. Ainsi, la ministre fédérale du patrimoine, Sheila Copps, pouvait bien avoir de la Jeanne d’Arc dans le nez lorsqu’elle défendait par l’épée et la charrue la clause d’exception culturelle devant des Américains indifférents. Au nom d’une culture canadienne qui doit le demeurer.
Pourtant, cela n’a pas empêché ce même gouvernement fédéral de dilapider une partie du patrimoine canadien en vendant l’image de la Police montée à Disney. Grâce à cette transaction, un comité de la Fête du Canada doit payer des droits d’auteur à Disney s’il veut utiliser l’image du policier en tunique rouge dans sa promotion.
Une belle lessive
Pour une bonne part, le débat a opposé les Français aux Français, qui en ont profité pour laver leur linge sale en famille élargie. «En France, les autorités n’ont jamais reconnu le disque comme bien culturel, se plaint Bruno Boutleux, du Fonds de création musicale (France). Ce qui m’inquiète, c’est que même s’il y a négociations sur la base de l’exception culturelle, la musique dite de variétés, la musique actuelle, sera sacrifiée sur l’autel de l’exception par ailleurs.»
Des allégations réfutées par Louis Poulhez, du ministère français de la Culture. «S’il y a exception culturelle, elle doit être générale.» Sur ce quoi abonde son collègue de la Communauté française de Belgique, Jean-Michel Heuskin. «L’exception, c’est la culture commune à tous. De la maison de jeunes jusqu’aux plus hauts niveaux culturels. Car, sans l’appui des gouvernements à tous ces niveaux culturels, le rap et le techno, par exemple, n’auraient jamais vu le jour en français.»
Pour Hervé Rony, l’heure n’est pas aux chicanes de ménage. «L’AMI tel qu’on l’a connu, est bel et bien mort, dit Hervé Rony, de la SNAP. Les négociations qui reprendront cet automne partiront sur un tout nouveau texte. De plus, il y a d’autres négociations à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) qui se profilent à l’horizon, et il faudra demeurer sur nos gardes et être vigilants.»