Société

Coup de griffe : La Grande Allée et le petit Satan

Je vais vous confier une chose horrible, gigantesque, titanesque, à condition que vous ne la répétiez à personne. Un secret d’État, rien de moins. Une sombre machination dont les rouages complexes dépassent nos pauvres imaginations.

Je vous aurai prévenu. Dans quelques instants, trois ou quatre minutes tout au plus, votre monde basculera. Amis, il est encore temps de vous arrêter ici. Bientôt, il sera trop tard. Finies l’insouciance, les rêveries et les chaudes soirées d’été passées à philosopher avec votre poisson rouge. Même le chant des oiseaux ne vous apaisera plus.

Surtout, dès lors que vous aurez lu ce qui va suivre, vous ne verrez plus jamais la ville de Québec du même oil.

C’est beau, Québec. Beau comme une carte postale savamment retouchée. Beau comme un cauchemar mille fois revisité. Je le sais, j’y habite, perdu entre des casse-tête à l’effigie du Château Frontenac et des cendriers qui chantent «Gens du pays» dans cinq langues…

La dernière trouvaille de l’industrie touristique, c’est un gorille de peluche qui, lorsqu’on tape des mains à côté de lui, se dandine en chantant Macarena. Diabolique.

Mais je m’égare. La ville de Champlain a peut-être l’air engourdie, comme cela, au premier coup d’oil, mais ne vous y trompez pas.

Québec est une âme damnée, le siège d’un complot machiavélique qui aspire à renverser le cours de l’Histoire, à rayer Montréal de la carte et à briser des millions de vies.
Quoi? Ne me dites pas que vous n’étiez pas au courant?

* * *

Citoyens montréalais, n’entendez-vous pas les bruits de bottes de la terrible capitale en marche? Qu’attendez-vous donc pour réagir?

Dans les souterrains de la Grande Allée, une armée de sbires gouvernementaux sans visage prépare activement la grande revanche de la capitale sur la métropole. L’ultime bataille pour asservir la Babylone québécoise. Écoutez plutôt ce qu’en disent des Montréalais dignes de foi. Pas une semaine ne passe sans que la fine fleur des commentateurs socio-politiques de la Métropole n’annonce l’Armaggedon provinciale. Je vous en livre quelques extraits pêle-mêle:

– Jean Paré, L’Actualité, 15 septembre 1997: «les problèmes de Montréal peuvent être réglés aux prochaines élections, mais ne nous trompons pas: aux élections provinciales, pas aux municipales. Les taxes? C’est Québec. Les trous, la saleté? Québec. Le chômage record en Amérique? Appelez Québec. Les conflits linguistiques? Made in Québec. (…) Aucune ville du Canada n’est traitée avec une telle arrogance.»

– Alain Dubuc, La Presse, 21 février 1998: «quand le gouvernement du Québec doit choisir entre sa capitale et sa métropole, il penche invariablement pour la ville de Québec, surtout en période préélectorale».

– Kathleen Lévesque, Le Devoir, 7 mars 1998: «détrompez-vous. Les finances sclérosées de Montréal ne sont qu’un écran. La métropole n’a qu’un seul véritable problème: Québec, avec ses intrusions dans l’administration de la municipalité et son mépris pour ses dirigeants».

– Pierre Gravel, La Presse, 6 juillet 1998: «en fait, les gens de Québec ont raison de se réjouir [du dévoilement d’une politique de mise en valeur de la capitale]. Mais leur enthousiasme serait plus facilement partagé par tout le monde si on était sûr que le bon sens et la logique l’emporteront toujours sur le chauvinisme et l’esprit de clocher. Mais, malheureusement, ça reste à prouver«.

Où vont-ils chercher tout ça? Je l’ignore. En tout cas, ces gens paraissent aussi bien informés que la chroniqueuse Lysiane Gagnon, qui statuait naguère que les Québécois n’aiment pas Montréal parce qu’ils y voient «trop de Noirs, trop de Chinois, et qu’on y parle trop anglais».

* * *

Québec a perdu les Nordiques, son Salon du livre, ses industries du vêtement et de la chaussure, Jean Béliveau ainsi que les Jeux Olympiques de 2002. Les coupes sombres dans la fonction publique ont ébranlé sa prospérité relative. La pauvreté gagne du terrain. La télé et la radio n’y sont le plus souvent que de simples relais de têtes de réseau montréalais. Certains soirs, à l’ombre du Parlement, on peut entendre tous les détails sur le dernier embouteillage de l’échangeur Décarie. Dans la région, le grand débat politique de l’été consiste à savoir si les cyclistes pourront circuler sur la plage aménagée à Sainte-Foy par la mairesse Boucher.

Mais tout cela tire à sa fin. Je ne suis pas le seul à le dire.

Bientôt, la capitale règnera sans partage. Adieu Montréal. On confisquera aussitôt les smoked meat de Chez Schwartz. Naguère une danse, le pogo deviendra le mets national. Musique-Plus ne programmera plus que des vidéos de Paul Piché et on réintroduira le chapelet tous les soirs, à la radio. Le bonhomme carnaval deviendra gouverneur général. Et quand la métropole déchue ne sera plus que ruines fumantes, sa rivale la couvrira de gros sel pour que jamais un brin d’herbe n’y repousse.

Avouez que cela donne froid dans le dos. A côté de cela, les raisons traditionnellement avancées pour expliquer le déclin de Montréal, notamment la construction de la voie maritime du Saint-Laurent, apparaissent bien secondaires. La preuve: on n’en parle même plus.

Comment s’étonner, après tout cela, que certains Montréalais veuillent désormais faire de leur ville la onzième province canadienne?

Après tout, la métropole aurait tout pour se débrouiller seule.

Quatre universités, la moitié de la population du Québec, un tissu industriel diversifié et surtout, une poignée de commentateurs d’une redoutable perspicacité.