Ce livre est un événement dans l’histoire de l’homosexualité au Québec: sous la direction de deux universitaires, Irène Demczuk et Frank W. Remiggi, Sortir de l’ombre rassemble les contributions de seize auteures et auteurs, ayant contribué par leurs recherches ou leur action à l’établissement des communautés gaie et lesbienne de Montréal. Une première. Car y apparaissent clairement, les trajectoires, parallèles mais autonomes, des uns et des unes. Livre instructif à plus d’un titre, qui pose les bases d’une mémoire en devenir.
Germée aux lendemains du colloque international La Ville en rose organisé conjointement par l’UQAM et l’Université Concordia, en 1992, l’idée du livre est venue du Groupe interdisciplinaire de recherches et d’études: Homosexualité et Société, fondé à l’UQAM en 1994. Il s’agissait de retracer l’histoire des gais et des lesbiennes à Montréal depuis cinquante ans. «La question, au départ, n’était pas de conclure que les gais et les lesbiennes formaient deux communautés; c’est en cours de route que sont apparues des trajectoires tout à fait différentes», explique Frank W. Remiggi, qui dit avoir beaucoup appris durant l’élaboration du recueil.
Irène Demczuk ajoute: «Ce qu’il y a de fantastique avec ce projet, ce en quoi il est unique, c’est d’avoir réussi à rassembler dans un seul volume l’histoire des deux communautés. Pour qui est au fait du développement des études gaies et lesbiennes, que ce soit aux États-Unis, en Angleterre ou en France, on voit le plus souvent des recueils de textes, qui prétendent faire l’histoire des gais et des lesbiennes, où on ne retrouve qu’un ou deux chapitres parlant des lesbiennes. Ici, on a un meilleur équilibre.»
L’ouvrage se déroule en trois temps, selon une chronologie générale. La première partie, Braver les interdits (1950 à 1969), nous ramène à l’époque où la répression policière et religieuse confinait à la clandestinité les homos des deux sexes, mais où les endroits de rencontre et d’identification – bars, lieux publics et publications – existaient déjà. Plusieurs chapitres sont passionnants et captent l’imagination: celui sur les lesbian pulps, de Muriel Fortier; celui sur la photo homoérotique de Thomas Waugh; ainsi que ceux consacrés aux bars, à la drague sur le mont Royal et aux aventures sexuelles clandestines des années 50 à aujourd’hui. Prendre la parole trace l’itinéraire des mouvements de libération (de 1969 à 1982), la question lesbienne dans le féminisme, les premiers groupes de revendication gais et leurs relations avec les lesbiennes. Jean-Michel Sivry s’y attache à l’histoire de l’ADGQ-ADGLQ et du mensuel Le Berdache. Retour sur les années de militantisme.
Enfin, Consolider des communautés (1982-1990) décrit l’appropriation par les gais du quartier qui deviendra le Village, au moment où les lesbiennes connaissent un âge d’or, avec des dizaines d’organismes et de médias les représentant. Un texte révélateur de Suzanne Boisvert et Danielle Boutet raconte l’extraordinaire aventure de l’école Gilford, centre culturel lesbien sur le Plateau Mont-Royal. René Lavoie, quant à lui, questionne les rapports jamais évidents, souvent inexistants, entre les organismes sida et la communauté gaie, où l’on apprend, par exemple, qu’«entre 1992 et 1995, à peine 15 % des fonds affectés au travail de prévention dans l’île de Montréal ont été dépensés auprès de la communauté gaie», bien que les homosexuels représentaient plus de 70 % des cas de sida déclarés. Enfin, un texte de Louise Turcotte explique l’importance du courant décrié, mais méconnu, des lesbiennes radicales.
Malgré la rareté ou l’inaccessibilité de la documentation relative aux sujets traités, on a recueilli quelque quatre cents pages de données, faits et anecdotes qui constituent un défi pour les jeunes chercheurs. «D’autres livres ou textes restent à faire, précise Frank W. Remiggi. On aurait aimé qu’il y ait un chapitre sur le Front de libération des homosexuels, le premier groupe à jouer un rôle-clé; puis sur la présence des gais dans le mouvement nationaliste, au sein du Parti québécois; ou sur les gais et les lesbiennes en région, par exemple.»
Sortir de l’ombre semble marquer une nouvelle complicité entre les représentants des deux communautés. «Nous vivons une période où se dessinent des points de convergence, explique Irène Demczuk: la question des droits unit les gais et les lesbiennes, derniers citoyens à ne pas bénéficier des mêmes droits que la majorité. Les lesbiennes continuent de fonder leurs organismes autonomes, comme le Réseau des lesbiennes du Québec, mais travaillent avec des organisations gaies sur des dossiers ponctuels. Les coalitions et la Table de concertation des gais et des lesbiennes, par exemple, ne sont pas des organisations mixtes. Au moment où l’on voit une plus grande reconnaissance sociale, où se tiennent des débats publics sur l’homosexualité, apparaît aussi une image hétérosexualisée: certains présentent les gais et lesbiennes comme une seule communauté qui aurait deux sexes, et les lesbiennes jouent un peu le rôle d’épouses des gais. Cela ne reflète pas la réalité.»
Sortir de l’ombre permet de mettre un peu les pendules à l’heure.
Sortir de l’ombre
Collectif sous la direction d’Irène Demczuk et Frank W. Remiggi
Éd. VLB, 1998, 418 pages