Les parents gais et lesbiens : Portraits de familles
Le Québec est une société tolérante envers l’homosexualité. Mais si les Québécois acceptent la reconnaissance des conjoints de même sexe, la majorité s’oppose toujours à ce que les couples gais et lesbiens adoptent des enfants, voire donnent naissance. Enquête auprès de familles pas comme les autres.
François est toujours très occupé pour la fête des Mères: deux cartes à confectionner, deux idées de cadeau original à dénicher… Né d’un père absent et d’une mère qui l’a élevé seule durant les deux premières années de sa vie, François a aujourd’hui neuf ans. Depuis qu’Eminé a conquis le cour de Nathalie, voilà sept ans, François a donc deux mamans. Tous les trois forment une famille avant-gardiste, qui, bien qu’ignorée par la loi et les institutions, vit comme les autres. Ou presque…
«Je dis à mes amis et à leurs parents que j’ai des mères lesbiennes et ils ne se moquent pas de moi, ils sont juste surpris au début. Mes professeurs non plus ne font pas de commentaires, explique François, visiblement content d’en parler. Moi, j’aime mes parents et tout va bien.»
En dehors du foyer, niché dans une rue tranquille du quartier Notre-Dame-de-Grâce, le political correctness du voisinage ne laisse percevoir aucune véritable amertume envers la nouvelle famille. «On suscite parfois quelques petites réticences, mais comme c’est le cas pour n’importe quelle autre différence, observe Nathalie. Il me semble qu’on s’entend mieux avec des gens qui appartiennent à une structure non traditionnelle comme les familles monoparentales, mixtes ou recomposées, facilement plus ouvertes d’esprit que les autres.»
Sylvie et Élisabeth vivent aussi leur situation parentale positivement. Après neuf ans de vie commune, elles décident de fonder une famille en tentant l’insémination artificielle à deux reprises. Une femme seule peut être inséminée aux États-Unis, mais pas encore au Québec. Accompagnée d’un ami qui se présente à la clinique de fertilité comme étant son conjoint vasectomisé, Sylvie est autorisée à se faire inséminer. Une seule rencontre avec le couple est nécessaire à l’intervention. Ainsi sont nés Jonathan et Jeoffrey qui ont aujourd’hui cinq et trois ans. Le principe du «papa de naissance» leur a clairement été expliqué par leurs parents, ce que Jonathan résume ainsi: «Moi, mes parents, c’est une fille, une fille et un gars».
«La garderie est très attentive et coopérative, on sent un désir de s’ajuster de la part des éducateurs, observe Élisabeth. Dans nos familles, nous sommes intégrées, mais considérées différemment. Je ne suis pas perçue comme parent des enfants mais comme conjointe seulement. Il est vrai que, légalement, je ne suis rien pour eux. C’est problématique pour les signatures, à l’école ou encore à l’hôpital en situation d’urgence.»
Nathalie et Eminé vivent le même problème quant à la reconnaissance familiale et sociale: «Si nos familles savaient que leurs filles ont un statut légal dans la société, elles nous reconnaîtraient plus facilement comme vraie famille.»
Ces enfants d’ailleurs
Au Canada, seule la Colombie-Britannique accorde aux couples homosexuels les mêmes droits qu’aux hétérosexuels en termes de garde d’enfants et de droits de visite, peu importe que les enfants soient biologiques ou pas. Dans les autres provinces, les homosexuels sont toujours officiellement privés du droit d’adopter. Cela dit, une femme célibataire peut adopter des enfants issus de certains pays. La Chine, le Viêt-Nam, le Mexique et Haïti acceptent en effet les dossiers de femmes seules, soit un dossier sur dix.
«L’interdiction d’adopter est une gifle pour tous les gais et les lesbiennes, dit Jacques, un jeune juriste qui songe sérieusement à avoir des enfants avec Christian après trois ans de vie commune. De toute façon, des homosexuels éduquent déjà très bien leurs enfants sans la bénédiction de l’État.»
En effet, on estime que 20 % des lesbiennes élèvent des enfants au Québec et, comme en témoigne l’existence de l’Association des pères gais de Montréal, beaucoup d’hommes s’occupent également de leurs enfants après le divorce.
Le 17 février dernier, le journal La Presse a publié un article (Reconnaissance juridique et sociale de l’homosexualité: des questions) signé par cinq spécialistes en psychologie, en travail social, en droit de la famille et en droits humains. Ces spécialistes affirmaient que des adultes qui orientent leur vie en excluant l’un des deux sexes ne pouvaient tout simplement pas éduquer correctement des enfants.
René, un professeur d’histoire qui a élevé seul – puis en garde partagée avec son ex-femme – son fils Antony, a fort mal pris la manière dont l’article présentait les choses. «C’est comme si les hommes qui choisissent des femmes pour fonder une famille excluaient les autres hommes de leur vie. Voyons! Même si je suis gai, j’ai bien plus d’amies filles que de gars dans mon entourage. Je n’exclus pas les femmes! C’est tendancieux de présenter les choses comme si elles nuisaient à l’enfant. Au contraire, je pense que mon fils aura vu la vie telle qu’elle est, avec ses particularités.»
René a concilié son homosexualité et sa paternité sans trop de problèmes. A part quelques regards interrogateurs lorsqu’il venait applaudir son fils en compagnie de son conjoint aux matchs de hockey; ou encore quelques hésitations à inviter les amis d’Antony à venir dormir à la maison; sinon leur quotidien n’a guère été troublé. A l’âge de dix ans, c’est même Antony qui, voyant que le copain de son père n’était pas invité chez son oncle, a suggéré à son père de ne plus y aller…
Antony a 23 ans aujourd’hui et étudie en tourisme. Enfant, ni lui ni ses amis n’avaient conscience de tout ça. Puis il a gardé secrète l’homosexualité de son père à l’adolescence, de peur d’être rejeté. Au cégep, il s’est rendu compte en abordant le sujet que les autres étaient au courant et s’en fichaient un peu: «C’était un malaise d’adolescent qui doit gérer sa différence. Je n’y pense même plus», conclut ce beau jeune homme qui semble remporter un succès fou auprès de la gent féminine.
Toujours dans le texte de La Presse, les spécialistes se demandent «pourquoi les lobbies homosexuels tiennent tant à se situer sur le terrain du couple hétérosexuel et de la famille.»
«Je suis déjà sur le terrain de la famille car je suis père, fait remarquer René. Il ne faut pas être masochiste; assumer son orientation est déjà une grande étape à franchir, on n’a pas à s’effacer en plus. Il n’est pas question de faire la promotion de l’homosexualité mais d’être respecté.»
La peur et l’ignorance
Mais de quoi la société a-t-elle peur?
Danielle Julien est psychologue et professeure à l’Université du Québec à Montréal. Outre ses travaux personnels et ses articles sur la vie conjugale et familiale des homosexuels, publiés dans des revues scientifiques, des recherches américaines l’ont amenée à la déconstruction de certains préjugés.
La crainte de l’abus sexuel de la part des parents homosexuels est bien ancrée dans l’imaginaire collectif. Pourtant, on retrouve cette déviance dans l’ensemble de la population, puisque 90 % des agressions sur les enfants sont commises par des adultes hétérosexuels. «Nos craintes reposent sur l’ignorance, assure Danielle Julien. Les gens imaginent les gais comme des bêtes de sexe, et ils en ont peur. Oui, il y en a certainement tout comme chez les hétérosexuels; mais parle-t-on de sa sexualité, quelle qu’elle soit, à son enfant?»
Cette image, plus sexuelle qu’affective du couple gai ou lesbien, s’accompagne du spectre de l’instabilité conjugale. S’il n’existe pas de statistiques précises sur la longévité de ces couples, on sait par contre que 55 % des mariages (hétérosexuels) américains se soldent par un divorce, quatre sur dix au Canada, et cinq sur dix au Québec! Pour ce qui est des unions libres, très en vogue dans la Belle Province, leur fragilité est plus grande encore…
Autre crainte: comment l’enfant accepte-t-il l’orientation homosexuelle de ses parents? «On peut transposer le problème aux enfants noirs qui prennent soudainement conscience d’appartenir à une minorité, répond Danielle Julien. L’image véhiculée par les médias peut devenir socialement difficile à assumer. Le rôle des parents est central: en s’affirmant eux-mêmes en tant que parents, ils apprendront à l’enfant à ne pas se laisser écraser ou mépriser. En effet, si l’entourage les respecte dans leur différence, l’enfant le saura.»
Danielle Julien affirme qu’ouvrir le dialogue le plus tôt possible est préférable: «S’il apprend la vérité à l’adolescence, l’enfant peut être perturbé, auquel cas il pourrait se questionner sur sa propre orientation.»
Autre grande question: l’enfant deviendra-t-il homosexuel à son tour? «Bien sûr qu’il existe des enfants d’homosexuels qui prennent la même orientation sexuelle, mais dans la même proportion que les enfants élevés par des parents hétérosexuels, nuance la psychologue. Il y a une sorte de distribution génétique dans ce domaine contre laquelle on ne peut rien.»
«Des études américaines ne détectent aucune différence entre les deux types d’enfants, si ce n’est une plus grande tolérance chez les enfants de gais ou de lesbiennes, familiarisés avec la différence dès leur plus jeune âge», ajoute-t-elle.
«Les curieux me demandaient si je voyais ma mère et sa copine s’embrasser. Évidemment que oui, mais je préférais les voir s’aimer. Je n’ai jamais eu le réflexe de cacher la relation de ma mère», explique Violaine, 24 ans. «Elles m’ont ouverte à la relation homosexuelle; j’aime un homme aujourd’hui mais si je devais tomber en amour avec une femme, je n’en n’aurais pas honte.»
Identité et différence
A ce jour, aucune étude n’a pu déterminer quels seront le développement psychologique et les besoins des enfants élevés par des couples homosexuels, car ce schéma familial est encore trop nouveau.
Le sexologue Jules Bureau, qui travaille depuis quarante ans à Montréal avec des enfants victimes de troubles de la sexualité, est convaincu de la nécessité de la présence d’une personne de sexe opposé à celui des parents homosexuels dans l’entourage direct de l’enfant.
«L’identité sexuelle se crée en prenant dans notre environnement les ingrédients nécessaires afin de s’identifier et de se différencier. La présence quasi quotidienne d’une personne de l’autre sexe serait alors très importante pour l’enfant», assure le sexologue. Mais son absence n’est pas ce qui pourrait lui nuire le plus. «La pire chose pour un enfant, c’est de sentir le mépris du sexe opposé chez son père ou sa mère. C’est le cas chez certains couples hétérosexuels. La fierté du sexe est capitale; il faut à la fois être heureux et satisfait de son propre sexe et valoriser le sexe opposé, sinon l’enfant pourrait être troublé.»
Danielle Julien est moins catégorique: «L’enfant ira chercher ce dont il a besoin dans son réseau social et scolaire. Il est en fait tout le temps confronté aux deux sexes, et sa relation à l’adulte dépasse largement le cercle familial, ne serait-ce qu’à l’école ou dans le sport.» Violaine apporte un bémol à cette affirmation. «Je préfère, de loin, ce que j’ai vécu avec la copine de ma mère à ce que j’aurais pu vivre avec mon père que j’ai peu connu, simple question de personnalités; mais, aujourd’hui, je vois bien que la présence paternelle m’a manqué. Je m’attache beaucoup aux pères de mes amis.»
Roch Bouchard, sexologue et psychothérapeute à Trois-Rivières, se préoccupe des questions concernant la condition masculine. Il est radicalement opposé à ce que les homosexuels aient des enfants. «Une tierce personne ne pourra jamais remplir le même rôle qu’une mère ou un père. Les gens les plus importants pour nous sont nos géniteurs. Un bébé-éprouvette cherchera à savoir d’où il vient, une fois adolescent. C’est très dangereux pour l’équilibre psychologique de l’enfant en termes de repères pour son avenir.»
Ce «danger», par contre, est peut-être plus théorique que pratique. Car sur le terrain, la réalité semble tout autre.
Prenons Élisabeth et Sylvie, par exemple. Assises à la table de cuisine, elles terminent leur repas avec les enfants. Il se fait tard et nos deux mamans doivent aller préparer les bains, sortir les pyjamas, et raconter des histoires qui, espèrent-elles, plongeront Jonathan et Jeoffrey dans le sommeil. Comme beaucoup de mères lesbiennes, elles vivent au quotidien, en se souciant davantage du confort et du bonheur des leurs que des théories.
«Je ne veux pas banaliser notre famille, dit Élisabeth, mais je refuse de la marginaliser pour autant. Comment seront, en termes de stabilité et d’identification, mes enfants dans vingt ans? Je l’ignore. Mais demande-t-on aux hétérosexuels de toujours rendre compte de leurs choix quant à l’avenir de leurs enfants?»