Journaux de rue : En prison, les quêteux!
Le week-end dernier, l’Association des journaux de rue nord-américains (NASNA), qui regroupe vingt-huit publications de rue, tenait sa troisième Conférence annuelle à l’UQAM. Trois jours de débats, qui nous ont permis de constater que l’État est de plus en plus dur envers les itinérants…
Ils s’appellent What’s up (Boston), Street Talk (Calgary), Making Change (Santa Monica), Street Vibes (Cincinnati), The Homeless Grapevine (Cleveland), True Liberty (Arizona), L’Itinéraire (Montréal), La Quête (Québec), etc. La qualité semi-professionnelle des journaux de rue nord-américains est largement compensée par l’enthousiasme réel de leurs artisans, souvent issus du milieu de l’itinérance. Leurs pages accordent une place importante à la culture alternative, ainsi qu’aux enjeux sociaux: la réforme de l’aide sociale, les ressources pour personnes itinérantes, l’alcoolisme et les toxicomanies, le sida, la santé mentale, etc.
Ces publications rapportent aussi régulièrement des histoires d’horreur. C’est que les activités de survie semblent de moins en moins tolérées, surtout au pays de la Liberté. «Presque tous les États américains ont adopté des lois anti-mendicité», déplore Timothy Harris, président de l’Association des journaux de rue nord-américains (NASNA). A son avis, ces mesures ont un objectif clair: nettoyer les rues de ceux qui, comme les rats, survivent surtout grâce aux déchets des autres.
«Ces lois sont souvent adoptées sous la pression des gens d’affaires, qui considèrent les itinérants comme une nuisance à leurs commerces. Les autorités prennent les moyens nécessaires pour se débarrasser des "indésirables"», déplore Harris.
En Ohio, un groupe de défense des droits humains a intenté des poursuites judiciaires contre la municipalité de Cleveland. Ses militants accusent les policiers d’avoir recours à des pratiques inconstitutionnelles: interdire certains secteurs de la ville aux sans-abri; les emmener à l’extérieur des frontières municipales et les abandonner à leur sort.
Certaines histoires seraient cocasses, si leurs conséquences n’étaient pas si dramatiques. A Los Angeles, des itinérants ont reçu des constats d’infraction pour avoir… retiré des ordures des poubelles de la ville! De leur côté, des jeunes ont écopé d’amendes pour avoir laissé leurs sacs de couchage et leurs couvertures sur le trottoir, sans surveillance. D’autres ont été sanctionnés pour possession illégale de… paniers d’épicerie!
La vague d’intolérance américaine pourrait-elle traverser nos frontières? «Au Canada, le système de sécurité sociale est plus généreux. Il y a donc moins d’itinérance. Mais en Colombie-Britannique, on adopte déjà des lois qui ressemblent à celles des États-Unis», s’inquiète Harris.
«A Victoria, les autorités municipales ont remis en vigueur des lois des années trente», affirme Dwain Gordon Sparks, du Red Zone Magazine, en Colombie-Britannique. «Une loi anti-camping autorise les policiers à saisir les vêtements, les sacs de couchage et la nourriture des itinérants, tandis qu’une loi anti-vagabondage permet de jeter des sans-abri en prison! Maintenant, on parle d’une loi anti-mendicité… Tout ça, parce que le maire veut faire de Victoria une Mecque du tourisme!»
Itinérance inc.
Le premier journal de rue, le Street News, a été fondé en 1989, à New York. Le succès a été foudroyant. Pour le grand public, c’est l’occasion d’appuyer une bonne cause, tout en évitant les pièges de la charité. L’initiative s’est répandue comme une traînée de poudre. Des journaux de rue existent aujourd’hui dans tous les coins de la planète, même en Russie, en Afrique et en Australie. «C’est un phénomène mondial, comme l’itinérance…», souligne Harris.
La formule est très vendeuse. Peut-être trop. En Europe, des entreprises peu scrupuleuses, entièrement vouées à la réalisation de profits, génèrent des fortunes en exploitant leur main-d’ouvre comme le ferait un vulgaire McDonald’s… En France, on évoque régulièrement les cas de publications dont les profits ne sont pas versés à l’aide aux sans-abri. Le public, confus, ne sait plus distinguer entre les initiatives honnêtes et les initiatives frauduleuses. Résultat: à Paris, le tirage des six journaux de rue qui se font concurrence est à la baisse.
The Big Issue, le premier journal de rue d’Europe, a donné le ton aux autres publications du vieux continent. Cet hebdomadaire entièrement réalisé par des professionnels a souvent été critiqué pour son côté très commercial. Sa facture léchée tranche avec celle de ses équivalents nord-américains.
Diffusé en Angleterre, en Écosse, en Australie et en Afrique du Sud, le Big Issue tente maintenant de concurrencer les Américains sur leur propre terrain, en s’installant à Los Angeles, où existe déjà le Making Change. Ce n’est pas la première fois qu’un géant de l’itinérance menace une autre publication, plus communautaire. En 1995, Le Réverbère, un journal de rue français à la réputation douteuse, avait songé à s’installer à Montréal, au grand dam du groupe L’Itinéraire.
La survie des journaux de rue pourrait-elle être mise en péril par des concurrents plus «compétitifs»?
«Il serait très difficile de lutter contre un entrepreneur qui voudrait éliminer ses adversaires. Mais notre réseau se mobiliserait immédiatement pour défendre un de ses membres, affirme Harris. Cela dit, je ne crois pas que le Big Issue veuille prendre le contrôle des journaux de rue. Ce n’est pas leur façon de fonctionner.»
Une solution serait de ne reconnaître que les journaux de rue produits par des organismes sans but lucratif. Mais cela ne réglerait pas tout. «Le Real Change de Seattle n’a pas droit au statut d’organisme sans but lucratif, parce que son contenu est jugé trop politique… Toutefois, tous les profits sont obligatoirement réinvestis dans des programmes d’aide aux sans-abri», explique Harris.
Aux États-Unis, le NASNA travaille en lien avec la National Coalition for the Homeless. Les groupes membres parlent de plus en plus d’organiser des actions politiques. Pour l’instant, l’association veut continuer d’appuyer le développement de journaux de rue dans les villes qui n’en n’ont pas. Bientôt, un bulletin d’information en provenance des maquiladoras mexicaines devrait faire partie du réseau.
Les journaux de rue se branchent aussi sur Internet. «Nous voulons réaliser un bulletin de liaison sur le Web.» On peut déjà consulter le site de l’Association nord-américaine des journaux de rue (NASNA) au www.speakeasy.org/nasna.