Voyeurisme, fausses promesses, corruption : Contre l’aide humanitaire!
«Envoyez-nous quelques sous, et on sauvera cet enfant affamé.» Chaque jour, un organisme d’entraide nous lance ce message. Mais pour FRANÇOIS BUGINGO, journaliste rwandais, l’aide humanitaire n’est pas la solution. Au contraire, c’est une partie du problème.
Rwanda. J’accompagne une équipe de tournage dans un hôpital d’urgence mis sur pied au lendemain du massacre du printemps 1994. Depuis deux heures, le docteur N. nous dévoile sa caverne d’Ali Baba… Deux cents lits sont alignés contre le mur et, de temps en temps, un râle surgit du tréfonds de la pièce.
Avec sa belle voix de ténor et son visage poupin, le docteur N. nous montre les blessures des guerres: femme lacérée à la machette, bébé qui a eu le crâne fracassé contre une roche. Il vend sa cargaison d’horreur à la caméra, indifférent à la souffrance qu’il cause en exhibant les membres des blessés. Il étale sa bravoure en prenant soin de caresser la tête du bébé, afin d’afficher sa générosité, sa tendresse…
Il nous réserve le meilleur pour la fin: une femme qui a été violée des dizaines de fois, puis éventrée. Couchée sur un lit, cette femme semble tout droit sortie d’un film d’horreur: elle a un trou à la place d’un oil (une balle qui a raté de peu son cerveau) et les jambes rongées par les vers (souvenir d’un long séjour dans une fosse commune).
Par son unique oil, elle m’adresse un reproche muet. Dans son silence, je l’entends crier sa révolte contre ce bon Samaritain narcissique qu’est devenue l’aide humanitaire.
Contre cette institution de charognards…
L’argent et l’image
Le nerf de la guerre, dans le monde de l’aide humanitaire, c’est l’argent.
Impuissant à ses premiers jours, le business de la charité roule maintenant sur l’or: des milliards de dollars brassés annuellement, des centaines de milliers d’emplois créés (hé oui, le malheur des uns fait le bonheur des autres), une emprise croissante sur les politiques de coopération internationale… Si, malgré tout, on meurt encore de faim au Soudan et de maladies au Congo, c’est que, d’amont en aval, il y a une série d’intermédiaires qui bouffent la chair de l’aide pour n’en laisser que l’os – frais de fonctionnement gonflés à outrance, budgets orientés vers les campagnes de promotion…On donne même la bonne part du gâteau aux dirigeants locaux qui sont responsables des malheurs de leur pays!
Au bout du compte, une fois que tout le monde s’est servi, que reste-t-il? A peine quelques sacs de riz collectés par des lycéens français dans le cadre d’un énorme cirque médiatique. Ça ne sauvera pas la Somalie, mais diable que ça fournit de bonnes images!
Car après l’argent, il y a l’image.
A défaut d’agir, l’aide humanitaire mime son action pour la bonne convenance du lecteur, du téléspectateur et du donateur.
L’humanitaire qui marche, c’est celui qui est exotique. A beau mentir qui vient de loin: le citoyen qui reçoit les sacs de riz s’extasiera de cette générosité venue de l’autre bout du monde, tandis que le donateur, lui, se dit que le travail est fait et bien fait. Pas besoin d’imposer des critères d’évaluation aux associations caritatives qui demandent notre argent…
Ni contrôle en haut, ni surveillance en bas. Juste quelques images volées à une tragédie. «Donnez quelques dollars et ces enfants seront sauvés», disent-ils. Quel citoyen ne dégainerait pas son porte-monnaie en entendant un appel si émouvant? Même l’hypnose ne serait pas capable de nous endormir autant…
Pourtant, l’aide humanitaire n’est pas si angélique, loin de là: elle vise l’humanisation de la violence, et n’agit qu’à court terme.
Venir, repartir
Humaniser la guerre relève d’une naïveté romantique, ou d’un cynisme infect. C’est un jeu de mots qui masque la vérité: la guerre n’est jamais belle, et elle ne peut pas être humaine. La plus belle des guerres, c’est celle qui n’existe pas. Celle que l’on a prévenue, et non celle que l’on soigne en déployant la tente humanitaire.
Le court terme nourrit des rêves qui seront vite assassinés.
Imaginez toutes les attentes de cet enfant soudanais qui a grandi dans la guerre et l’indifférence générale. Un beau matin, au bout de quelques semaines de famine, l’univers entier se donne rendez-vous chez lui. Du jour au lendemain, on lui donne nourriture, couvertures, médicaments, friandises… On a même déjà apporté des manteaux de fourrure à des enfants somaliens! Tout ce luxe auquel il n’avait jamais rêvé lui arrive dans du tout emballé (l’humanitaire ne contribue même pas à la production locale car il débarque avec du tout prêt, tout préparé). Durant trois mois, cet enfant rachitique vivra dans une illusion de paix et de luxe.
Puis un beau jour, sans crier gare, l’aide humanitaire pliera bagage, et les médias éteindront leurs projecteurs. L’enfant du Soudan reviendra alors très vite les pieds sur terre, pour ne pas dire SOUS terre.
A quoi bon ranimer un cadavre si c’est pour le renvoyer à la mort quelques mois plus tard?
Pilule à oublier
Ce qui est bien, avec l’aide humanitaire, c’est qu’elle n’est jamais prise à partie. En effet, qui peut lui adresser des reproches?
La politique? Que non! Elle a trouvé là une belle porte d’entrée qui fait oublier son autre «présence» sur les scènes de conflits, moins louable, celle-là. Rien de mieux que la rage théâtrale d’Emma Bonino (la secrétaire européenne à l’action humanitaire) ou de Bernard Kouchner dans les camps de réfugiés du Zaïre pour faire oublier le fait que l’on vend des armes à ces mêmes réfugiés dont on pleure la disparition.
Par ailleurs, cette politique qui se débraguette à la première Lewinsky rencontrée, qui élit deuxième domicile dans les prisons pour cause de détournement de fonds, qui se mondialise, qui coupe dans la santé – cette politique-là a-t-elle vraiment la prestance morale pour juger l’humanitaire?
Les médias ont eux aussi succombé aux charmes de l’humanitaire qui leur apporte sur un plateau un nombre incalculable de scoops. Quelques images-chocs, un portrait rapide des bons et des mauvais, des hommes de bonne volonté qui tiennent dans leurs bras un enfant libérien exhalant son dernier souffle… Cela fait de bons reportages, que les téléspectateurs comprendront facilement puisque tous les interlocuteurs auront été de «chez nous». Qu’importe si le fond du problème, lui, n’est pas compris. Qui a jamais dit que c’était là l’intention?
Les donateurs continueront à donner, secrètement convaincus que cet acte de générosité exorcisera le mal et empêchera le courroux des dieux de s’abattre sur «nous».
Quant aux victimes, elles n’ont ni le temps, ni le pouvoir, ni le luxe de refuser la manne, aussi mince et abrutissante soit-elle.
Finalement, il n’y a que l’humanitaire lui-même qui puisse se remettre en cause. Mais ce n’est pas facile de lui en faire voir l’intérêt.
Heureusement, des voix ont commencé à s’élever. Des témoins qui refusent de dépeindre la guerre comme une simple virée psychédélique, mais qui veulent aussi parler des humains qu’ils y ont rencontrés. Des jeunes qui veulent former des équipes d’action, pas de réaction. Des gens qui veulent encore s’indigner, sans attendre les caméras.
Pendant ce temps, les bonzes de l’aide humanitaire engoncés dans leur opulence les traitent de traîtres, et se replient sur leur sacro-saint crédit moral hérité d’un passé truqué.
Mais se contenter du postulat moral et philanthropique pour décrire l’action humanitaire, c’est oublier que l’on a beaucoup plus massacré que sauvé au nom de la Religion, de la Liberté et de la Démocratie.
Apocalypse Now
Au commencement, il y avait la révolte. Une révolte sincère et affligée des témoins de la guerre. Mais après de multiples mariages avec la presse, la politique et le militaire, l’aide humanitaire est devenue l’ombre d’elle-même, une caricature. Maintenant, on s’en sert pour mesurer le degré de misère dans une région donnée.
Pire, enfermée dans ses certitudes, l’aide humanitaire nourrit parfois le bourreau au détriment de la victime.
Comme me l’avoua un agent de l’humanitaire qui revenait des camps de Goma où il a vu des milices hutus s’entraîner afin d’achever leur génocide au Rwanda: «Nous avons nourri et fabriqué des monstres!»
Hollywood pâlit de jalousie.