Société

Les Kingston Hours : Tic, tac, troc

A Kingston, une nouvelle devise a vu le jour: les Kingston Hours. Le principe est simple: au lieu d’échanger des billets verts, vous échangez du temps. Le garagiste travaille une heure chez le plombier; et le plombier donne une heure de son temps au jardinier. Cent vingt personnes participent à ce vaste programme de troc communautaire. Est-ce la fin du huard?

A Kingston, Ontario, on compte ses heures. Là-bas, lorsque les gens vous disent: «Le temps, c’est de l’argent», il faut le prendre au pied de la lettre.

Dans cette petite ville à mi-chemin entre Montréal et Toronto, une heure chez le dentiste en vaut bien quatre au salon de beauté. De quoi s’offrir une permanente, une teinture et une manucure. Les trois heures qu’a données le garagiste lui permettent une visite chez son avocat. Et il lui en reste assez pour s’acheter un litre de lait.
A Kingston, Ontario, on compte ses heures – ses Kingston Hours – de la même façon que ses dollars canadiens partout ailleurs au pays. J’ai trente-six dollars dans les poches, je me paie un petit souper d’amoureux avec ma blonde au restaurant italien. J’ai trois heures de Kingston en banque, la même chose, garçon!

The Kingston Hours est une monnaie communautaire qui a cours légal à Kingston, et qui concurrence notre pauvre huard sur le territoire de la ville et dans la région environnante. Elle est acceptée et transigée par plus de cent vingt commerçants, professionnels, travailleurs autonomes et salariés. Elle est légale, et sujette à l’impôt et à la TPS.

Lancer sa propre piastre? Même les péquistes n’y songent plus depuis des référendums… «Les Kingston Hours ne remplacent pas vraiment le dollar canadien», rassure A’amier Ather, coordonnateur du programme Kingston Hours. Fiou! Le patriotisme est sauf.

Marx et les Bérets blancs
Le concept de monnaie communautaire en fait un programme de troc sophistiqué, dont l’objectif est d’encourager l’achat local, même chez les plus pauvres, et de rendre l’économie locale moins vulnérable aux fluctuations des marchés internationaux. Un programme qui combine des notions économiques jusque-là irréconciliables: le troc (un service en attire un autre); le marxisme (le fruit du travail d’un homme lui appartient); le capitalisme à la Wall Street (le marché de l’offre et de la demande à l’état sauvage); le dirigisme des grandes banques centrales (la valeur de l’heure de Kingston est fixée à douze dollars canadiens); et la philosophie des Bérets blancs (s’il manque de l’argent dans l’économie, imprimons-en!).

Contrairement à sa forme traditionnelle – un échange de produits entre deux individus -, le troc devient dans ce système un échange entre un individu et tout le reste de la communauté participante au projet. Pas nécessaire de dépenser les heures que vous avez amassées chez celui qui vous les a payées. Elles sont valables chez tout bon participant.

«En général, les Kingston Hours permettent de réduire le coût d’un service ou d’un produit en payant une partie de la facture par des heures de services qu’on a accumulées, poursuit A’amier Ather. Bref, elles permettent à des gens moins fortunés de participer à la vie économique et sociale de la ville. Et elles créent une solidarité entre les citoyens. Pour le commerçant, ça lui donne accès à une clientèle plus fidèle.»

Les habitants de Kingston n’ont donc rien contre le dollar canadien, si ce n’est sa rareté. Car la richesse apparente de l’empire Harris, avec son taux de chômage de 7 % (5 % de moins qu’au Québec), est un miroir déformant, affirme M. Ather. «L’économie de l’Ontario va bien dans la grande région de Toronto (40 % de la population ontarienne). Mais à l’extérieur, comme ici, à Kingston, le portrait est beaucoup moins rose. Nous n’avons plus les moyens de satisfaire nos besoins. La vraie monnaie, le dollar canadien, se fait rare pour plusieurs d’entre nous. Pourtant, les gens ont des tas de qualifications, de produits, de services à rendre et du temps à offrir.»

Faites marcher vos doigts
L’idée n’est pas ontarienne. Pas plus que canadienne. Elle est américaine, plus précisément d’Ithaca, dans l’État de New York. Depuis 1991, cette ville de la région des Catskills est devenue une source d’inspiration pour plus d’une quarantaine de villes nord-américaines, elles aussi dépendantes d’une économie schizophrène et paranoïaque, qui, au moindre battement d’ailes d’un papillon en Indonésie, attrape froid à la grandeur de la planète. Au Québec, un premier projet est en voie de réalisation dans le village de Val-David, dans les Laurentides.

Aujourd’hui, les Ithaca Hours génèrent plusieurs millions de dollars d’activité économique chaque année dans cette ville grosse comme Sherbrooke. La rumeur urbaine veut même que des gens aient complètement abandonné le billet vert et ne vivent que d’Ithaca Hours. Avec 1300 inscriptions, le bottin des Ithaca Hours rivalise avec celui des Pages jaunes!

«Établi seulement depuis octobre 1996, on n’a pas la prétention d’avoir autant d’impact dans l’économie locale qu’à Ithaca. On ne tient même pas encore de statistiques sur les billets en circulation. Mais l’idée devient de plus en plus populaire. Les gens en ont assez d’être dépendants des grandes banques, de la haute finance. Quand il y a une récession, ce ne sont pas les bons travailleurs qui manquent, ni le travail, c’est l’argent.» Alors, si on peut s’en passer…

En adhérant aux Kingston Hours, les participants deviennent en quelque sorte chacun leur petite banque centrale, leur propre Banque du Canada. Les heures du garagiste ou du laitier seront beaucoup plus en demande que celles du journaliste. Il pourra négocier davantage, en exigeant une plus grande part de la facture payée en vrais dollars. «Le programme vise d’abord à offrir des services et des produits quotidiens sur une base locale, comme le restaurant, ou le coiffeur. Éventuellement, on aimerait l’étendre dans les secteurs de l’alimentation et de l’habitation, où les gens à faibles revenus pourraient en tirer avantage.»

Si les Kingston Hours donnent la chance à tous de participer à la vie socioéconomique de la localité, à commencer par les pauvres, il faut admettre que certains en ont moins que d’autres. Chômeurs et assistés sociaux ne peuvent transiger des heures de Kingston, au risque de se faire punir par l’État. Travailler et tirer un revenu quand on est sans-emploi? Quelle idée! «C’est un sérieux problème, admet A’amier Ather. Nous aimerions trouver une solution à ce problème.»
Après les heures de Kingston, l’assurance-chômage de Kingston?