Le doublage des Simpson : L’odyssée d’Homer
À l’aube de la diffusion de nouveaux épisodes en français de la série américaine Les Simpson, JEAN-LOUIS MILLETTE, MARC LABRÈCHE et JOHANNE LÉVEILLÉE nous parlent de l’adaptation de cette série culte dont ils apprécient les finesses et d’un métier dont ils discernent les limites.
«Plutôt que de faire une série policière et de dire "suivez cette homme", c’est vraiment un grand party que d’avoir à changer de voix pour faire des dessins animés», dit Jean-Louis Millette. Le célèbre comédien adulé des Québécois, tout en accordant priorité à son métier d’acteur, s’adonne depuis des lustres au doublage. Et son plus grand plaisir en la matière fut toujours d’inventer les voix francophones de merveilleux personnages d’animation; outre la voix de Walt Disney lui-même, Jappy Toutou et fils, Boubou, Squiddly Diddly et le chien Charlemagne, avec son rire inimitable, ne sont que quelques-uns des impérissables souvenirs d’enfance que nous lui devons. Justement, en ce jeudi, Jean-Louis Millette, entré tôt au fond d’un studio sombre, regarde un écran. Sous l’image du grand-père Simpson, un texte glisse de droite à gauche, qu’il doit dire, en rythme, avec le timbre cassé de l’affreux vieillard au crâne bosselé. Selon le besoin des épisodes, il épousera aussi la voix de Smithers et de Apu, l’épicier hindou. «Apu, que, faute d’indication, nous avons fait parler comme un Créole pendant des mois…», précise-t-il, hilare, avant d’entreprendre les huit heures de travail nécessaires au doublage d’un épisode de trente minutes.
Il y a cinq ans, Millette a abordé Les Simpson à reculons. «Au départ, je trouvais ces dessins-là terriblement laids, dit-il, et puis au fil des ans, non seulement on s’habitue, mais on fait plus que les aimer, parce qu’ils sont très attachants et que les scripteurs sont d’une impertinence incroyable. C’est un esprit merveilleusement caustique et acide. Quelle joie d’entendre les Américains se moquer ainsi d’eux-mêmes…»
«C’est le grand-père, qui me demande une respiration spéciale, dont je suis le plus fier. Mais c’est Smithers qu’on suppose gai, avec sa voix dans le nez, qui me fait le plus rire car je travaille dessus en compagnie d’Edgar Fruitier qui incarne Burns, son immonde patron et entre les prises, on se tord… sans perdre trop de temps», confie Millette qui estime qu’un bon doublage dépend avant tout de la crédibilité des comédiens.
«Les dessins animés adaptés aux réalités d’ici ont souvent été plus réussis que les sit-coms américains à la québécoise. Mais la version francophone des Simpson me semble une réussite parce que les voix collent bien aux personnages bien plus que parce que les téléspectateurs nous reconnaissent.»
Preuve de son succès, la traduction de la série est souvent comparée à celle qui fut, pendant longtemps, la référence en la matière: Les Pierrafeu. Mais si l’esprit des deux dessins animés se rejoint parfois, il y a un personnage qui n’a pas son équivalent chez les Caillou: Bart. L’enfant terrible de la série, tout comme dans sa version anglaise, est doublé par… une fille. Johanne Léveillée n’était pourtant pas destinée à ce rôle: «Je fais beaucoup de doublage et le directeur de plateau m’a appelée pour passer l’audition pour Lisa. Quand j’ai vu Bart, je me sentais plus d’affinités avec lui, son côté plus frondeur, plus moqueur et j’ai demandé à passer une audition pour lui. La voix de Bart en anglais, c’est très similaire à ce que j’avais déjà fait dans Fraggle Rock.» Les grands gourous de Los Angeles, Matt Groening en tête, ont approuvé le choix. Sage décision. «Si j’ai demandé à faire Bart, c’est parce que je sentais que c’était vraiment quelque chose qui était proche de ce que je faisais, proche de moi. Je ne suis pas comme ça dans la vie: non, je ne suis pas jaune et je n’ai pas les cheveux en pics. Mais je parle de l’énergie du personnage: pour moi, ça aurait été plus dur de faire Lisa, tandis qu’elle va merveilleusement bien à Lisette Dufour.»
Professionnelle du doublage, ce qu’elle fait depuis dix-huit ans, Johanne Léveillée passe d’une série à l’autre et, à l’automne, on pourra l’entendre dans la version française d’un autre dessin animé, King of the Hill. Si, comme elle le dit, elle en faisait d’autres avant les Simpson, et elle en fera d’autres après, elle semble quand même attachée à son personnage: «Il a évolué, Bart. C’est un grand sensible et on se rend compte que ce n’est pas un abruti. C’est un cancre, mais pas un abruti. C’est un gars qui réfléchit vite, qui a de l’intelligence. À propos des gens qui disent que c’est un mauvais exemple pour les enfants, je pense que c’est parce qu’ils ne regardent pas l’émission.»
Qui osera encore dire que Bart est un mauvais exemple? Après tout, c’est bien lui qui, trois fois plutôt qu’une, a sauvé la carrière de Krusty et l’a réconcilié avec son vieux grognon de père? Mais ça, évidemment, personne ne s’en souvient, pas même Krusty…
En cette semaine de rentrée télévisuelle Marc Labrèche délaisse gentiment la préparation de la première de cette saison de La fin du monde est à sept heures pour évoquer quelques épisodes des Simpson qu’il a achevés en vitesse depuis quelques jours. «J’ai commencé à faire Krusty le clown et Otto le chauffeur d’autobus il y a six ou sept ans, lors de la naissance de mon fils parce qu’il fallait vraiment que je rentre des sous et que je ne trouvais pas de travail ailleurs. Le doublage, généralement, est un milieu rigide et élitiste. C’est ardu, compliqué et au début fort incertain. Il faut posséder une technique parfaite, une diction parfaite et n’avoir aucun accent. Je ne possède aucun de ces talents, on ne me demandera donc pas de doubler Tom Cruise ou de grands acteurs américains, alors que les dessins animés, c’est la liberté… En fait, je ne me rappelle pas comment je suis devenu Krusty. Je crois avoir passé des auditions et avoir crié tout le temps. J’ai été chanceux. Moi qui hait les clowns pour mourir, faire un clown qui hait les enfants et qui "crosse" tout le monde, je trouve ça merveilleux! Je crois que l’adaptation québécoise de la série est réussie parce que, malgré les contraintes de temps, le scripteur francophone a réussi à conserver l’esprit de la série et que cette espèce de délinquance nous rejoint plus que la bonne morale des gros films américains.»
«Les caractères des comédiens n’ont pas besoin de ressembler aux personnages, il faut posséder du rythme et de la fantaisie. Il n’y a rien de déshonorant à faire la voix de quelqu’un d’autre mais effectivement après neuf heures dans la peau de quelqu’un d’autre un acteur n’a pas particulièrement l’impression de s’être glorifié…», ajoute Marc Labrèche qui regrette tout de même un peu de ne pas pouvoir fouiller plus ses personnages. «Je n’ai pas le temps de rentrer plus à fond dans Krusty, les séances d’enregistrement sont comprimées dans un mois intensif, une ou deux fois par année. Il y a des émissions où Krusty a été assez "destroy", d’autres où il devenait un peu plus vulnérable et plus tendre… Je le sentais bien mais, de toute manière, il est rapidement redevenu une affreuse bête.»
«Le doublage offre des occasions intéressantes de patiner rapidement, de faire des lectures spontanées et d’improviser du jeu presque à première vue, après la première répétition. Mais il y a des risques, conclut Jean-Louis Millette. Je connais des acteurs que ça a déformés complètement. Ils ont éprouvé de la difficulté à avoir, sur scène ou devant la caméra, une présence en chair et en os. Ils étaient devenus des voix. »
Mais à propos, écoutent-ils Les Simpson? «Je préfère les faire que de les regarder. Je laisse ça à mes enfants», dit Krusty. «Je les écoute à l’occasion. Quand je suis absent, je fais marcher mon magnétoscope mais les cassettes s’empilent», ajoute grand-père Simpson qui, à son âge, éprouve désormais quelques difficultés avec les techniques modernes… Et toujours pris entre deux mauvais coups, Bart s’est poussé avant de répondre à la question!