Société

Le retour du tunnel : Passage avide

Ridiculisé à plusieurs reprises, le projet d’aménagement d’un troisième lien entre les deux rives du Saint-Laurent est toujours bien vivant. Et quoi qu’il arrive, ses promoteurs n’entendent pas lâcher prise.

Il y a de ces rêves qui ont la vie longue. Une fois de plus, le projet de construction d’un tunnel entre la rive nord et la rive sud de Québec refait surface. En effet, bien qu’on ne soit pas à la veille d’amorcer le chantier, le Comité du lien sous-fluvial à l’est de Lévis-Québec vient d’obtenir un certain soutien dans sa démarche. Chacun leur tour, le ministre québécois des Transports et le Conseil régional de concertation et de développement de Chaudière-Appalaches viennent de lui remettre des chèques de vingt-cinq mille dollars pour la réalisation d’une étude dite de préfaisabilité.

L’idée n’est pas nouvelle: on en parle périodiquement depuis une trentaine d’années. Cette fois, c’est le maire de Beaumont, M. Réal Lapierre, qui l’a relancée en créant, en 1996, le Comité du lien sous-fluvial à l’est de Lévis-Québec. Accueilli plutôt froidement lors de l’annonce de sa création, parfois même tourné en ridicule, le comité a ensuite opté pour la discrétion, ce qui explique qu’on en ait très peu entendu parler depuis un an. Toutefois, le comité ne délaisse pas pour autant son objectif: la construction d’un tunnel qui relierait Lévis à Beauport. D’une longueur d’environ sept kilomètres, le lien sous-fluvial de quatre voies pourrait s’inscrire dans le prolongement de la route Lallemand, à Lévis, en passant tout juste à l’ouest de l’île d’Orléans, et aboutirait près de l’ancienne cimenterie Saint-Laurent. Le tout pour un montant qui se situerait entre 300 et 400 millions de dollars.

Dans un contexte de coupures tous azimuts et de déficit zéro, une telle somme apparaît plutôt astronomique. D’autant plus que, mis à part de très brèves périodes aux heures de pointe, l’utilisation des ponts n’atteint que très rarement son potentiel maximal: ce qu’on appelle ici embouteillage apparaît comme un minuscule bouchon pour n’importe quel habitant d’une grande métropole.

Du pont et du pont
Mais les considérations financières n’embarrassent pas M. Lapierre: «C’est un projet qui friserait l’autofinancement.» Autofinancement par voie de péage, mais aussi en fonction de l’argent qu’on récupérerait sur la rénovation des voies de circulation à l’ouest qui, aux dires des promoteurs, sont au bord de l’éclatement. «On est en train de défigurer la ville de Québec, prévient le député de Lévis, M. Jean Garon. Le boulevard Laurier, c’est en train de devenir un trou, il y a trop de trafic là-dessus. A la tête des ponts, on est en train de tout changer les voies de circulation: tantôt, il va falloir dépenser 100 ou 150 millions pour élargir Henri IV ou le boulevard de la Capitale à l’ouest qui est utilisé de plus en plus à sa pleine capacité alors qu’à l’est il est utilisé à quarante pour cent. Dans dix ou quinze ans, le pôle de la région sera à Sainte-Foy parce que Québec, c’est un cul-de-sac.» Cul-de-sac provoqué, selon M. Garon, par la circulation en forme de fer à cheval de la région, situation qui serait aisément corrigée par l’ajout d’un tunnel. Ainsi, la ville serait encerclée par un périphérique «comme il y en a dans tous les grands centres urbains au monde», explique le député de Lévis. «On est la seule place à avoir mis deux ponts un à côté de l’autre: il n’y a personne d’autre dans le monde qui est assez fou pour faire ça», ajoute-t-il.

Auteur d’un ouvrage intitulé La Comédie urbaine de Québec, le géographe François Hulbert est bien conscient des problèmes d’aménagement de la région. Il ne croit toutefois pas qu’un périphérique puisse les solutionner: «Si on reculait de vingt-cinq ou trente ans, et qu’on avait à refaire la ville et l’agglomération différemment, il aurait sans doute été préférable de boucler par l’île d’Orléans pour faire un grand périphérique, si on n’avait pas fait toutes ces autoroutes qui viennent vers le cour de l’agglomération. On aurait dévié sur la périphérie tous ceux qui ne doivent pas vraiment aller au centre, ça aurait été logique. Et les centaines de millions qu’on a mis dans l’autoroute Dufferin et autres, on aurait pu, peut-être, les mettre là. Mais on n’en est plus là. Maintenant, l’automobile a pris une part considérable et un tunnel ne fera qu’accroître cette part. Je crois qu’il faut viser la réduction de l’automobile en ville et si on a des centaines de millions à investir, ce n’est pas pour creuser un tunnel. Si on veut mettre des millions, qu’on les mette pour améliorer le traversier, qu’on offre des passages rapides pour les piétons.»

Une opinion partagée par le maire de Québec qui, incidemment, n’a jamais voulu s’impliquer dans ce projet qu’il juge inopportun, compte tenu des ressources de la région. «Il n’y a toujours pas de preuves qui ont été apportées quant à la nécessité d’un lien sous-fluvial, rappelle M. François Grenon, l’attaché de presse de M. L’Allier. S’il y a des gens du privé qui sont intéressés à développer un projet sous-fluvial, c’est de leurs affaires. Mais à partir du moment où on demande de mettre des fonds publics, on a notre mot à dire et il faut établir les priorités. On pourrait prendre ne serait-ce qu’un dixième de la somme qui est liée au projet et l’investir pour avoir un service de traversier beaucoup plus efficace.»

Perdus dans l’espace
Ayant encore fraîchement en mémoire le développement de la Rive Sud qui a suivi la construction du pont Pierre-Laporte, M. Hulbert voit aussi dans ce projet une nouvelle menace d’étalement urbain: «Si on fait un pont ou un tunnel de l’autre côté, les gens peuvent penser: Ça va être à notre tour d’avoir du développement. Et c’est quoi le développement? C’est de l’étalement urbain. De quoi a hérité la Rive Sud du côté des Chutes de la Chaudière? Des marées de banlieue, c’est ça la perspective qu’on peut mettre en cause. Est-ce que c’est l’ambition de la Rive Sud d’avoir des centaines de nouveaux bungalows?» Pour les partisans du tunnel, l’existence de schémas d’aménagement et de plans d’urbanismes a relégué le danger d’étalement urbain aux oubliettes: «Ne me parlez plus d’étalement urbain, s’insurge le maire de Beaumont, c’est quelque chose qui n’existe plus. Pour être sûr qu’il n’y ait pas d’imbroglio à ce sujet, on a fait en sorte que le tunnel arrive le plus près possible du centre-ville sur la Rive Sud, parce qu’il y a déjà des milliers de lots prêts à recevoir de la construction.» Et s’il se refuse à parler d’étalement, la suite de ses propos laisse néanmoins perplexe: «Ça va donner une nouvelle synergie, un nouveau potentiel de développement qui jusque-là était impossible. Les centres commerciaux, au lieu d’aller continuellement à l’ouest, il risque d’en poindre quelques-uns à l’est.»

Il y a à peine deux ans, le ministre des Transports Jacques Brassard avait clairement signifié que le tunnel ne faisait pas partie de ses priorités. On peut donc s’étonner de la subvention de 25 000 dollars qu’il vient de verser au comité pour la réalisation d’une étude prospective. Il ne faut toutefois pas sauter aux conclusions, précise l’attachée de presse du ministre, Madame Louise Accolas: «Il faut voir qu’il ne s’agit pas d’une étude de faisabilité, on n’est pas rendu là. Ça pourra nous apporter un éclairage et nous permettre de voir si c’est aussi farfelu que certains le prétendent. On ne dit pas que le lien est pertinent ou pas: ce qui est pertinent, c’est d’avoir une prospective intéressante. Mais encore une fois, je le répète: la rivière n’est pas encore traversée, aussi bête que ça puisse paraître comme image.»