L’automne pointe timidement le bout de son nez. Au rythme des feuilles qui rougissent et des manches qui rallongent, les oiseaux commencent à penser qu’il est temps de se pousser vers des cieux plus cléments. Mais il n’y a pas que les charmants volatiles qui songent à la migration. Chaque nouvelle saison théâtrale qui débute amène son lot d’interprètes et d’artisans du milieu qui eux aussi, se sentent appelés vers de nouveaux horizons. Si j’avais les ailes d’un ange, je partirais pour… Montréal.
Phénomène quasi séculaire, l’exode des talents d’ici alimente toujours les débats de façon aussi vive. Ceux qui partent le font souvent avec une espèce de sentiment confus, mi-coupable, mi-soulagé. Ceux qui restent ne sont pas moins troublés. En questionnant à gauche et à droite on s’aperçoit très vite que le consensus est on ne peut plus clair. Du moins en apparence… On quitte pour Montréal parce qu’on en a ras le bol de ne pouvoir vivre décemment de son art. Pourquoi? Parce qu’il n’y a presque rien du côté de la production télévisuelle et publicitaire. Pas de télé, pas de doublage, un peu de pub, presque pas de lectures radio et un petit bout de cinéma de temps à autre. Résultat: y’en a marre, on déménage nos pénates où ça bouge et où, peut-être, il reste un peu d’espoir. Bon, que reste-t-il à dire après cela? Que le milieu doit se concerter et revendiquer sa place comme véritable pôle de production, à égalité avec Montréal? Utopie.
Québec est une ville merveilleuse. La qualité de vie qu’elle offre est extraordinaire, son décor est charmant, sa richesse patrimoniale est incontestable, son maire est sympa, on peut aller skier le jour et revenir souper en ville, y’a pas de sport professionnel mais on s’en tamponne, et tutti quanti. Cela dit, force nous est d’admettre que cette charmante cité est aussi une ville de fonctionnaires. C’est tranquille Québec. À part un petit brassage des murs une fois l’an, on peut dormir en paix. On a de capitale que le nom? Ça n’empêche personne d’aller faire son épicerie au Club Price le samedi matin, alors c’est quoi le problème? On a un premier ministre qui a peine à faire arrêter le moteur de sa limousine lorsqu’il vient à Québec? Bof, y’a pas de quoi fouetter un chat, on a tout de même la Commission de la capitale nationale…
Je vois le doute s’immiscer dans votre regard. Vous consultez le titre de l’article pour vérifier si vous n’êtes pas en train de lire le Coup de griffe. Non, on parle bien de théâtre. Parce qu’art et politique sont indissociables, qu’on le veuille ou non. «L’art pour l’art, le divertissement d’un artiste solitaire, est bien justement l’art artificiel d’une société factice et abstraite» (Albert Camus). Nul n’échappe au politique. Le contexte socio-politique dans lequel un artiste évolue colore et détermine, du moins en partie, sa création. Par confirmation ou par négation. L’écrivain François Dupuis-Déry a développé la question dans son essai Pour une littérature de combat, paru en début d’année. «Il suffit d’étaler son petit malheur pour faire une &brkbar;uvre d’art. L’exploration de son monde intérieur, voilà à quoi doit s’astreindre l’écrivain. Les nombrils qui pleurent remplacent donc les lendemains qui chantent.» L’auteur parle plus spécifiquement de littérature, mais son raisonnement s’applique parfaitement à toute forme d’art. Où est la culture de choc à Québec? À part quelques bancs d’essai qui en arrachent et s’essoufflent rapidement, on ne peut que constater l’aspect plus que tranquille de ce qui se fait en théâtre. Cela n’enlève rien à la qualité des productions présentées, ni au talent et à la passion des gens qui les présentent. Québec regorge d’artistes de haut niveau. Mais le climat est stagnant. Et qu’on ne nous resserve pas ad nauseam l’exemple de Robert Lepage. L’implantation de sa Caserne à Québec est un plus, c’est vrai, mais ça demeure un cas isolé et exceptionnel. Son talent et sa notoriété incitent des artistes internationaux à venir répéter leur spectacle ici. Excellent. Mais monsieur ou madame Tremblay de Québec s’en mouche allègrement. Selon un sondage IQUOP/UDA fait en 1989, 78,9 % des gens de la région disaient connaître l’existence d’un milieu des arts de l’interprétation à Québec mais seulement 7,3 % de ces derniers pouvaient réellement nommer un artiste-interprète vivant de son art à Québec. Parions que si on refaisait le sondage en 1998, les résultats seraient à peu près les mêmes, à la différence que certains citeraient le nom de… Robert Lepage! Les gens regardent la télé et la télé leur présente certains visages. Et ce sont ces visages qu’ils ont envie de voir sur scène. C’est dommage, c’est bête, mais c’est malheureusement ainsi. Les comédiens de Québec l’ont compris, le pain et le beurre se trouvent à Montréal. À moins d’un revirement de situation tenant d’une mini-révolution, la situation n’est pas près de changer. Les revendications sont les mêmes depuis longtemps. Rien ne bouge. Québec est une capitale qui n’en est pas une, une région qui n’en est pas tout à fait une. Et le phénomène de satellisation exercé par Montréal est réel. Québec est un tremplin…
Mais peut-on oser se poser une question: pourquoi est-ce un problème? Certains se sont déjà fait lyncher pour avoir osé émettre cet ignoble et innommable avis. Mais ne devrait-on pas regarder, pour une fois, la situation sous un autre angle? Le phénomène de centralisation n’est pas unique. L’acteur de Lyon n’a-t-il pas envie d’aller se faire les dents à Paris? Et celui de Pittsburgh à New York? L’acteur de Birmingham ne rêve-t-il pas de Londres et du Old Vic? Il y a une relève qui arrive à chaque année sur les planches de Québec. Le théâtre ne mourra pas. Mais l’emprise de l’unique pôle majeur ne se desserrera pas de sitôt. Alors pourquoi ne pas prendre fait de la réalité et, dans l’aveu de toutes les différences, sortir d’une sorte de délectation narcissique pour reconnaître que l’on peut créer dans la diversité? Est-il possible, malgré un contenu plus modeste mais tout de même ouvert, d’inventer cet espace pluriel de liberté de création? La faiblesse numérique crée un rapport de forces inégal. Et ce n’est pas en devenant protectionniste à l’extrême que cela se modifiera.
En feuilletant certains numéros de L’Union Express (revue de l’UDA), je suis tombée sur un article rédigé par Rychard Thériault, comédien de Québec. Je me permets d’en citer un extrait: «Dans un espace comme le Québec, il n’est pas trop de deux villes pour faire éclater tout le potentiel créateur des artistes et ainsi pouvoir développer des couleurs, des tendances et des manières de faire différentes.» Rien n’est plus vrai, ni plus noble. Mais on ne peut faire abstraction de la réalité. Vouloir être égaux à tout prix ne nous fait-il pas parfois passer à côté de la possibilité d’être différents?