Étudiants et propriété intellectuelle : Touche pas à mes idées!
Société

Étudiants et propriété intellectuelle : Touche pas à mes idées!

Du plagiat au vol d’une idée, d’une invention ou d’un brevet, la question de propriété intellectuelle intéresse de plus en plus les étudiants des cycles supérieurs, qui en ont marre de se faire exploiter par certains profs sans scrupules. Pouvoir et corruption…

Appelons-la Jane Doe. Elle est étudiante au doctorat à l’Université X, où elle a été victime d’un cambriolage, au vu et au su de tous. Pas de carreaux cassés ni de portes défoncées; seulement son avenir qui est brisé. C’est que son directeur de recherche, appelons-le John Doe, a accaparé tout le fruit de la recherche doctorale, et de la thèse de Jane. «J’en suis l’unique auteur», clame-t-il tout haut.

Afin de reprendre ce qui lui appartient, Jane Doe poursuit l’enseignant. Le litige ne sera pas débattu devant une cour de justice normale, mais plutôt devant un simulacre de tribunal administratif de l’université. L’université, elle, dépêche un avocat à la défense de son illustre employé. L’avocat s’avère le meilleur ami de la personne qui préside le tribunal. Et v’lan, dans les dents de l’étudiante.

Ce genre d’histoire, il y en a des dizaines chaque année dans les universités québécoises. «Le vol de la propriété intellectuelle des étudiants aux cycles supérieurs, par des professeurs ou des directeurs de recherche, est beaucoup plus fréquent qu’il n’y paraît», avance Marie-Jules Bergeron, présidente du Conseil national des cycles supérieurs, à la Fédération étudiante universitaire du Québec (FEUQ). «On peut facilement imaginer que pour chaque cas de vol déclaré, vingt autres ne le sont pas.»

«C’est une estimation un peu élevée, mais plausible», appuie Chantal, secrétaire de direction au bureau de l’ombudsman de l’Université du Québec à Montréal. «Nous l’évaluons plutôt à un cas déclaré pour dix non déclarés. Ça demeure tout de même élevé», poursuit-elle. Les problèmes liés aux droits de premier, de second ou de tiers auteur à un travail de recherche vont de l’absence d’une mention de participation, jusqu’au vol d’une idée, d’une invention ou d’un brevet, ou carrément, comme dans le cas mentionné ci-dessus, du plagiat complet de la thèse ou du mémoire.

Un phénomène ignoré
Sans être généralisé, le phénomène est trop fréquent. Mais il est si peu perceptible qu’il s’apparente à celui des ovnis: beaucoup en ont entendu parler, mais très peu en ont réellement vu. Et ceux qui rapportent des preuves irréfutables de l’existence du vol de propriété intellectuelle, de crédits non publiés, ou d’assistance non déclarée entre profs et étudiants, se comptent sur les doigts.

«Le sujet est tabou, poursuit Marie-Jules Bergeron. Rares sont les victimes qui osent en parler, et encore plus rares celles qui portent plainte.» Cette réticence à dénoncer le vol de propriété intellectuelle suit la même logique que le harcèlement sexuel en milieu de travail. Tout est question de relation de pouvoir, explique madame Bergeron. «Les étudiants manquent souvent d’esprit critique à l’égard de leur directeur de recherche. Ils ont une relation spéciale avec lui. C’est lui qui peut leur ouvrir les portes d’une carrière universitaire. Souvent, ils l’admirent, parce qu’il est une sommité dans son champ d’études.»

Le phénomène demeure un grand oublié. Même à la très-versée-sur-les-études-et-les-statistiques FEUQ, on ne possède aucune donnée sur le vol de propriété intellectuelle en milieu universitaire. La Fédération n’a qu’effleuré le sujet jusqu’à maintenant. Toutefois, prévient Marie-Jules Bergeron, la FEUQ montera bientôt à l’attaque. «Ce sera une de nos priorités au cours des prochains mois. Le problème est suffisamment grave pour qu’on s’y attaque une fois pour toutes.»

Les conséquences d’un tel crime, punissable selon le code criminel, sont multiples pour les victimes. «Le monde de la recherche universitaire vit dans le "publish, or perish!" Alors, quand votre contribution à un quelconque travail n’est mentionnée nulle part, c’est suffisant pour briser une carrière.»

Des étudiants vulnérables
Si la relation entre l’étudiant et son directeur de recherche est la principale cause de l’absence de dénonciation d’un vol de propriété intellectuelle, l’ignorance des étudiants de leur droit est la seconde. «Le Conseil national des cycles supérieurs a fait un sondage qui démontrait que 80 % des étudiants ignoraient leurs droits en matière de propriété intellectuelle», dit Marie-Jules Bergeron.

A l’Université de Montréal, l’ombudsman Marie-Josée Rivest constate qu’à peine 5 % des plaintes reçues à son bureau touche la propriété intellectuelle.

A l’Université du Québec à Montréal, là aussi le nombre de dossiers relatifs à la propriété intellectuelle est relativement restreint: cinq seulement au cours de la dernière année. «Mais nous sommes vraiment le dernier recours», nuance Chantal, du bureau de l’ombudsman de l’UQAM. «Il y une politique à cet égard, et généralement, ça se règle à ce niveau. Toutefois, nous constatons que les demandes d’information ou d’assistance sont en forte progression.» Il est difficile cependant d’établir les causes de cette hausse: plus de crimes ou plus de victimes qui prennent conscience de leurs droits? Les statistiques demeurent muettes à ce sujet.

Les étudiants ne connaissent par leurs droits, certes, mais les mécanismes pour les faire valoir sont insuffisants, clame la FEUQ. Souvent, l’ombudsman s’avère la seule solution qui s’offre aux victimes, même si elle en est une de dernier recours. «Il y a trop de disparités entre chacune des institutions, croit Marie-Jules Bergeron. Certains étudiants sont mieux protégés que d’autres. Il faudrait qu’une réglementation pan-québécoise s’applique partout, selon des mécanismes transparents.»

Le vol de propriété intellectuelle est un univers caché. Tous tendent à se protéger. Les professeurs entre eux, le département, la faculté et l’université qui protègent leurs réputations, les étudiants eux, leur avenir. «Porter plainte, pour un étudiant, cela veut dire faire une croix sur sa carrière au sein de cette institution, et ça lui compliquera la tâche dans d’autres.» Un élément difficile à ignorer quand, justement, l’objectif de poursuivre ses études est de… se bâtir une carrière!