L’an dernier, des étudiants canadiens ont été arrosés de poivre de Cayenne, et arrêtés par la GRC, pour avoir dénoncé la visite du dictateur Suharto lors du Sommet de l’APEC. Selon toute vraisemblance, Jean Chrétien lui-même aurait exigé l’emploi de cette méthode dictatoriale. Un groupe de jeunes l’ont pris les culottes baissées…
Le 25 novembre 1997, trois mille étudiants se réunissent devant l’Université de Colombie-Britannique (UBC) pour manifester. Depuis une semaine déjà, plusieurs campent sur les pelouses universitaires dans ce qu’ils appellent DemoVille.
Leur manifestation vise le Sommet de l’APEC, réunion à caractère économique des chefs d’État des dix-huit pays bordant le Pacifique, qui se déroule sur le campus de UBC. Mais elle vise en particulier le général H.M. Suharto, alors président de l’Indonésie (avant sa chute en mai dernier). La corruption inégalée de son régime est de notoriété publique, et sa dictature sanglante est dénoncée par plusieurs pays dont le Canada, qui n’a toujours pas reconnu l’invasion violente (deux cent mille morts en vingt ans) du Timor-Oriental par l’armée de Suharto, en 1975.
Les étudiants tiennent à manifester leur dégoût face à la présence, en terre canadienne, d’un être fort peu charitable. Une intervention policière, plutôt poivrée, s’ensuit: les sbires cherchent à disperser les étudiants à coups de vaporisateurs de poivre de Cayenne. Les porte-voix, walkies-talkies et téléphones cellulaires des leaders étudiants sont confisqués; et les filles, arrêtées puis soumises à une fouille intégrale. Le bilan à la fin de la journée est de 78 arrestations. Le lendemain, aucune accusation ne sera portée, faute de… fautes commises.
Informé de la bavure policière lors d’un point de presse de l’APEC, le premier ministre Jean Chrétien y va de son appréciation: «Moi, le poivre, je mets ça dans mon assiette.»
Les boîtes à surprises
Presque un an après les événements, les étudiants arrêtés illégalement portent plainte devant la Commission des plaintes du public (CPP) de la GRC. «Se présenter devant la CPP n’est qu’une tactique pour obtenir des documents confidentiels (notes et correspondances entre la GRC, le bureau du premier ministre et les Affaires extérieures) qui démontreront que le responsable de cette affaire n’est pas la GRC, mais le premier ministre Jean Chrétien», avise Jaggy Sing, leader de la manifestation de 1997.
«Selon les documents que nous avons déjà en notre possession, ajoute Craig Jones, autre leader de la manifestation arrêté sans motif, il est clair que le premier ministre était personnellement impliqué dans la planification du système de sécurité du Sommet. Il voulait éviter que Suharto ne voie des manifestants critiquer son régime. Ça n’avait plus rien à voir avec des questions de sécurité.»
Effectivement, lorsque l’on consulte (comme nous l’avons fait) les documents que possèdent les étudiants, on se rend compte que les hommes du premier ministre ne voulaient pas seulement assurer la sécurité de Suharto, mais aussi son confort. Parmi ceux-ci, Jean Pelletier, son chef de cabinet, et Jean Carle, son directeur des opérations. Tous deux ont été assignés à témoigner par le commissaire.
Le premier ministre a-t-il violé la Constitution canadienne et enfreint la Charte des droits et libertés pour permettre à l’ex-dictateur Suharto de se sentir comme chez lui, au Canada? Sa qualité de politicien en téflon sera mise à rude épreuve. «Notre objectif est de le forcer à témoigner sous serment», avouent les deux leaders étudiants. Si le commissaire juge ce témoignage nécessaire et approprié, Jean Chrétien ne pourra y échapper d’aucune manière. Les étudiants évaluent les chances d’obtenir le témoignage du premier ministre à 50-50.
Pour défendre leur cause devant la CPP, les étudiants ont réussi à regrouper deux boîtes pleines de documents. «Ce n’est pas assez, se plaint Jaggy Sing. Il y a un tas de papiers auxquels nous n’auront pas accès parce qu’ils ont été classés par le Service de renseignement, ou par les Affaires extérieures.»
Au départ, le commissaire aux plaintes de la CPP, Chris Considine, avait refusé que soit déposée la tonne de paperasserie exigée par les manifestants. Selon lui, c’était «hors d’ordre».
Mais, lundi dernier, au premier jour de l’enquête, monsieur Considine a révisé sa position. Au cours des deux prochaines semaines, son équipe, de même que les avocats des étudiants, de la GRC et du gouvernement fédéral, étudieront la liste du contenu de ces boîtes à surprises.
Que contiennent ces quarante boîtes de Pandore? «Beaucoup de papiers inutiles à cette enquête, reconnaît Craig Jones, mais sûrement quelques documents révélateurs.»
«On y retrouve les procédures entourant l’élaboration du système de sécurité pour le Sommet», ajoute le sergent Ross Grab, porte-parole de la GRC au quartier général de Vancouver. S’agit-il de notes de service entre la GRC, le ministère des Affaires extérieures et le bureau du premier ministre? «Effectivement», répond le sergent.
diplomatie, hypocrisie
Déjà, les quelques documents qui ont coulé donnent le ton. Un rapport de discussion entre le ministre des Affaires extérieures, Lloyd Axworthy, et son vis-à-vis indonésien Ali Alatas, par exemple, nous apprend que quatre mois avant la pluie de poivre de Cayenne du 25 novembre 97, il y a eu l’affaire des avis de recherche.
Il s’agissait en fait d’une modeste campagne de sensibilisation sous forme d’avis de recherche émis contre le président Suharto, pour crimes contre l’humanité. Des affiches sur des feuilles huit et demi par onze, maladroitement photocopiées. La campagne est orchestrée par l’ETAN, l’East Timor Action Network.
Ces affiches, personne ne les a vraiment remarquées… sauf l’ambassadeur indonésien au Canada. Mis au courant de la campagne, Ali Alatas s’en est plaint à Lloyd Axworthy, le 30 juillet 1997. «Si c’est dans la tradition canadienne de laisser les gens s’exprimer, ce n’est pas dans les mours indonésiennes d’insulter les invités», a maugréé Alatas, avant d’ajouter que le dictateur boycotterait le Sommet de l’APEC «si sa dignité était menacée».
«Transmettez mes excuses sincères au président, au nom de tous les Canadiens, pour ces posters, lui répond Axworthy. C’était scandaleux et excessif. Mais si monsieur Suharto ne vient pas, les militants de l’ETAN vont pouvoir déclarer victoire contre votre régime. Ce n’est pas ce que nous voulons, ni vous ni moi.»
Dans une lettre datée du 11 août 97, Lloyd Axworthy assure à son homologue indonésien que toute manifestation sera interdite autour de l’hôtel où logera le président, sur le campus de l’université et sur la route reliant les deux endroits.
Pire: lorsque Suharto demande que ses hommes de main soient armés, la GRC accepte, même si ça va à l’encontre du protocole diplomatique canadien! «Gardez vos hommes de main hors de notre vue, c’est tout ce qu’on vous demande», a insisté un officier de la GRC, visiblement inquiet de la promptitude à la gâchette des gorilles de Suharto.
Tout juste avant le début officiel du Sommet, des agents de la GRC s’interrogent sur l’importance de retirer des banderoles pro-démocratie, que des militants ont accrochées aux murs de l’université avec l’autorisation de l’administration. Dans un courriel envoyé à son superviseur, l’inspecteur Bill Dingwall cherche une façon d’intervenir. «Le bon sens m’amène à dire que personne, ni nous ni les gens du bureau du premier ministre, ne veut que ces banderoles soient visibles. Cela étant dit, des banderoles ne sont pas un élément de sécurité, mais une affaire politique. Sous quel prétexte peut-on les enlever, et qui aura autorité pour le faire?»
Une note manuscrite non datée de Patricia Hassard, du Conseil privé (le ministère du premier ministre), fait état de la volonté du premier ministre de s’impliquer directement dans l’élaboration du système de sécurité. «Tout faire en notre possible pour éviter un embarras (à Suharto). Le PM voudra être personnellement impliqué.»
Trois jours avant l’inauguration du Sommet, une fois que Jean Chrétien est allé vérifier de visu les dispositifs de sécurité sur les lieux de la rencontre, l’agent de la GRC qui accompagnait le premier ministre a écrit dans ses notes: «PM wants the tentors out. (…) PM wanted everyone removed.»
Parmi les exigences émises par le président indonésien pour sa visite au Canada, deux ont été rejetées par la GRC: le droit, pour ses gardes du corps, d’abattre un manifestant (!!!), et le droit de contrôler la presse canadienne.
Destitution!
La GRC reconnaît l’authenticité des documents. Mais la police montée marche sur des oufs. Elle hésite entre sauver l’honneur de la garde, et éviter de jeter le blâme sur le patron de son patron, le premier ministre. «C’est trop tôt pour tirer quelque conclusion que se soit à partir de ces documents coulés. Ils sont très partiels, tirés hors contexte, et ce sera à la Commission de les interpréter», affirme le sergent Grab.
Pour Daniel Turp, porte-parole du Bloc québécois en matière d’affaires extérieures, le premier ministre doit témoigner. Mais personne ne peut présumer des conséquences d’un tel témoignage. Si c’est pile, le monsieur n’a rien à se reprocher, et les policiers encaissent le coup pour la bavure. Si c’est face, «les Canadiens devront sérieusement s’interroger sur la capacité du premier ministre à diriger le pays», croit Turp. En clair, le Bloc exigera la tête de Jean Chrétien si son implication personnelle dans les événements de l’APEC est démontrée devant la CPP. Il rejoindrait ainsi les néo-démocrates. «Si les allégations s’avèrent exactes, le premier ministre n’aura d’autre choix que de démissionner», a indiqué Svend Robinson.
Mais le Bloc veut aussi des explications du ministre Lloyd Axworthy. «Le fait qu’il ait présenté des excuses au nom de tous les Canadiens, simplement parce que des citoyens avaient exercé leur droit d’expression en accrochant des posters, était inapproprié», dit Turp.
Quant à la GRC, elle a tiré d’importantes leçons de son aventure en territoire étudiant. Une semaine après le Sommet, on pouvait lire, dans une note de debriefing: «Ne jamais tenir de Sommet de l’APEC dans une université.»