Pendant des années, j’ai conduit un gros camion. C’était ma job d’été et de fins de semaine. Un dix-tonnes, Madame; douze vitesses, avec freins à air et boîte dompeuse. Au volant de mon Tonka grandeur nature, j’étais le King de la route. J’avais la classe! Mon permis de conduire, lui, non.
Pendant des années j’ai travaillé dans l’illégalité, et commettais une infraction passible de 400 dollars d’amende et douze points de démérite, parce que je ne détenais pas la classe nécessaire pour ce type de véhicule. Je le savais, mon patron aussi. On a fait un marché: en cas d’arrestation, je perdais les trois quarts de mon permis de conduite, et lui payait la contravention. On appelle ça du partage de risques. Un bon deal. Jamais mis en pratique, toutefois, parce que jamais arrêté.
Les agents de Stationnement de Montréal travaillaient eux aussi dans l’illégalité. Leurs patrons savaient. Les patrons de leurs patrons itou. Tout le monde était consentant. Mais eux n’avaient pas un bon deal et ils se sont fait prendre. Par les élections.
Le silence des mulets
Une fois l’affaire des vignettes dévoilée dans les médias, le maire Pierre Bourque et son comité exécutif un brin pantin ont été vite sur les condamnations. Avant même que l’enquête ne soit close, le maire était prêt à donner un grand coup de balai mécanique dans le service de stationnement: presque tous les cadres et le tiers des agents suspendus, ce qui pourrait fort bien mener à leur congédiement pur et simple. Des gens à qui on ne demande pas de réfléchir, mais d’obéir. Bref, une centaine de personnes vont perdre leur emploi à cause des élections.
Si Pierre Bourque et son comité exécutif un brin pantin ont été si prompts, c’est que l’affaire a éclaté en plein milieu de campagne. Ils ne voulaient pas que les électeurs croient que l’ubuesque machine administrative de Montréal était hors de contrôle.
Afin de montrer à la population qu’il sait ce qui se passe dans sa cour, Bourque va sacrifier une centaine d’employés. Une punition sévère et sans raison: Radio-Canada révélait cette semaine que la presque totalité des employés suspendus étaient des salariés irréprochables, leurs dossiers en faisaient foi. De plus, ce n’était pas une faute, mais un système en bonne et due forme, en vigueur dans un service de la Ville de Montréal.
En bout de ligne, c’était à l’administration Bourque-Eloyan d’encaisser la responsabilité des vignettes. Au lieu de ça, elle improvise, annonce une chose puis la contredit un quart d’heure plus tard. Pathétique et injustifiable. D’autant plus que la réaction de la Ville a provoqué la colère des agents. Ce qui a privé la Ville de revenus provenant des contraventions; deux fois plus en une semaine de crise qu’en une année avec le système des vignettes.
Le vote des Rehan
Au cours des cinq dernières élections municipales, moins d’un électeur montréalais sur deux a participé au vote. Visiblement, ça ne vous intéresse pas. Lors de chaque élection, seule une poignée de partisans, et de vieillards, à qui ces mêmes partisans promettent une rare sortie hors du foyer en échange de faire le X à la bonne place, élisent le maire et ses conseillers.
Les Rehan? C’est cette famille d’immigrants qui a accueilli le maire Bourque l’été dernier, le temps d’une nuit dans Côte-des-Neiges. Monsieur et madame Rehan n’ont pas droit de vote.
M. Mme Rehan aimeraient bien voter. Beaucoup d’immigrants reçus ne cracheraient pas sur ce privilège. Et si on étendait le droit de vote aux résidants de Montréal (enfin, dans n’importe quel autre territoire municipal) qui ont le statut d’immigrants reçus? Dans certains districts électoraux, ils représentent plus du quart de la population. Un quart avec sensiblement les même besoins, les mêmes problèmes et les mêmes aspirations de la vie en quartiers, que nous, détenteurs de passeports. Et après tout, quelle est la légitimité d’un gouvernement municipal porté majoritairement au pouvoir par même pas un Montréalais sur six? Avec un tel score, on s’approche dangereusement du conclave pontifical. Voulez-vous J.P. II à la mairie?
En Europe, le Traité de Maastricht accordera le droit de vote dans les élections municipales ou communales, à tout citoyen européen, sur tout le territoire européen. Qu’importe si le Français monsieur Ducon habite sur les rives de la mer Égée, il aura le droit de choisir le maire de Thessalonique. A condition d’être en mesure de faire la différence entre Bourque et Duchesneau. Mais, ça, c’est une autre histoire.
En Belgique, ils poussent l’idée plus loin encore: le droit de vote aux immigrants reçus, lors des élections communales. Une politique qu’on devrait appliquer ici. C’est bon pour l’intégration. Bon pour apprendre comment fonctionne la démocratie d’ici, avant d’aller voter au prochain référendum péquiste.
Quant à leur capacité de comprendre les enjeux réels d’une élection… en avons-nous une si bonne compréhension? Si oui, pourquoi avons-nous élu Pierre Bourque en 1994?