Jeudi soir dernier, des femmes marchaient dans les rues de Montréal pour protester contre la violence dont elles sont trop souvent victimes. Une tradition annuelle, qui aurait besoin d’un second souffle.
«Les hommes ont peur que les femmes rient d’eux; les femmes ont peur que les hommes les tuent.»
Par ces quelques mots, Gavin De Becker, expert en prédiction et en prévention de la violence et auteur du livre The Gift of Fear (La peur qui vous sauve, Lattès, 1998), résume pourquoi quelques centaines de femmes ont participé, jeudi soir dernier, à la marche annuelle La rue, la nuit, des femmes sans peur (Take Back the Night).
La manifestation s’est mise en branle vers 20 h, devant les portes Roddick de l’Université McGill, et s’est déroulée dans le calme, si ce n’est des cris d’affirmation et des coups de sifflet des manifestantes.
On comptait un grand nombre d’étudiantes des deux universités anglophones ainsi que des représentantes de refuges pour victimes de violence conjugale. Certaines femmes étaient déguisées ou maquillées, et plusieurs avaient amené leurs enfants. «Je marche pour que Sarah se sente en sécurité dans la rue lorsqu’elle sera grande», confiait Motriba Din, originaire du Kenya, en regardant son poupon de neuf mois emmitouflé dans sa poussette. D’autres étaient accompagnées de leur chien, peut-être le meilleur ami de la femme dans une ruelle mal éclairée.
De la rue à la maison
Organisée pour la première fois à San Francisco, en 1978, la marche se déroule depuis vingt ans dans plusieurs villes nord-américaines, durant la dernière semaine de septembre. La première à Montréal a eu lieu en 1980; celle de 1981 a réuni six mille femmes.
Mise sur pied par la coalition Femmes sans peur, qui logeait cette année au Centre des femmes de l’Université Concordia, la manifestation a certes connu de plus belles heures de gloire, l’allégeance aux groupes féministes ayant singulièrement diminué depuis quelques années. Le mandat de Take Back the Night s’est aussi élargi: il ne dénonce plus seulement les attaques qui ont cours dans la rue, mais tous les actes de violence commis contre les femmes. On sait que 80 % d’entre eux sont perpétrés par l’entourage des victimes: mari, chum, voisin… Aux États-Unis, plus de femmes visitent les hôpitaux chaque année parce qu’elles ont été battues par leur conjoint qu’à cause d’un accident de voiture ou d’un vol, affirme De Becker.
Beaucoup de participantes interrogées jeudi dernier avouaient d’ailleurs se sentir moins préoccupées par la violence dans la rue que par celle qui se produit à la maison. «Montréal est une ville assez sécuritaire, soulignaient plusieurs femmes, comparativement à d’autres métropoles américaines.»
Cela dit, le danger existe bel et bien. Selon la police de la CUM, 1397 cas d’agressions sexuelles (sur femmes, hommes, enfants) ont été rapportés l’an dernier. Mais selon le Regroupement des centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel, 4 à 6 % seulement des crimes sont déclarés chaque année.
Mireille Brais, de l’organisme Le Cran, prévention de la violence et autodéfense pour femmes, disait lors de son allocution au parc Juliette-Béliveau, jeudi soir dernier: «Les cours d’autodéfense, c’est pratique pour la survie; mais c’est un plaster sur un gros bobo. La violence faite aux femmes concerne tout le monde, et il est temps que quelqu’un s’en mêle. Il faut aussi vaincre les préjugés. Quand on apprend qu’une femme s’est fait agresser dans la rue, est-ce qu’on dit encore: "Qu’est-ce qu’elle faisait dehors à cette heure-là?" ou "C’est inacceptable!" En nous avertissant de ne pas sortir le soir, on nous refuse le droit d’être des citoyennes à part entière.»
Question d’instinct
De Becker a grandi dans un foyer où il y avait «neuf trous de balles dans les murs et le plancher». Selon lui, la peur est notre meilleure défense contre la violence. La plupart du temps, lorsque des gens se font attaquer, c’est parce qu’ils n’ont pas fait confiance à leur instinct. Aucun animal qui sent venir le danger ne se dit: «Bah, je m’en fais probablement pour rien», avance De Becker. Il décampe! Mais l’être humain est conditionné à se dire: «Il n’y a pas de danger, c’est dans ma tête.»
Ainsi, une femme peut accepter de monter dans un ascenseur avec un individu dont elle se méfie – à cause de son allure, de la façon dont il la regarde, du nombre de viols qui ont eu lieu dans son quartier -, parce qu’elle craint de mal paraître ou de froisser le type. Les femmes sont aussi éduquées à ne pas regarder les hommes dans la rue. Au contraire, il faut qu’elles les visent droit dans les yeux et qu’elles leur disent: «Back off!» lorsqu’il y a lieu. De façon naturelle, les prédateurs s’attaquent aux proies les plus faibles.
Et les hommes?
De l’Université McGill, le convoi a emprunté la rue Sherbrooke vers l’est jusqu’à la rue Saint-Denis. Puis il a ensuite bifurqué vers le sud, jusqu’à Maisonneuve, et s’est dirigé vers l’ouest. Le défilé a ensuite visité les ruelles glauques de Montréal – autour des habitations Jeanne-Mance, du Métropolis, du Red Light – jusqu’au parc Juliette-Béliveau, où des conférencières y sont allées d’allocutions. Le système d’amplification étant pourri, cette étape a sans doute été la plus éprouvante du parcours. (Quelqu’un, quelqu’une, offrez aux marcheuses un bon micro et un bon ampli l’an prochain!)
La couleur des slogans est devenue de plus en plus hard – «Slut, bitch, dick, whore, we don’t take it anymore» -, au fur et à mesure que les mères de famille quittaient le convoi et que celui-ci se dirigeait vers la galerie Isart, rue Saint-Antoine, où avaient lieu un spectacle et une danse.
A propos du fait que les hommes étaient exclus de la manifestation, des femmes ont déclaré: «On ne veut pas de chaperons avec nous dans la rue, c’est contre le principe même de la marche.» Ou encore: «Les hommes se joindront à nous lorsque nous n’aurons plus peur.»
Nathalie Léveillée, coordonnatrice du Centre des femmes de Concordia, se disait consciente qu’il existe des opinions différentes à ce propos. «Mais je dis que c’est le seul soir où nous pouvons nous promener seules dans la rue. Il y a beaucoup de participantes qui se sont fait agresser et qui ne se seraient pas à l’aise si des hommes étaient parmi elles. Mais les gars peuvent nous encourager du trottoir, et venir au spectacle qui a lieu après.»
«Je comprends très bien que les filles marchent dans la rue le soir, sans protecteurs, confiait par ailleurs Mireille Brais, l’une des conférencières de la soirée. C’est une question de crédibilité. Mais je n’aurais rien contre l’idée qu’on organise un grand rassemblement contre la violence, le jour, et que tout le monde soit convié. La violence faite aux femmes nous concerne tous.»